Avec une série de « Musiques-Fictions », l’Ircam – Centre Pompidou cherche à renouveler le genre de la fiction radiophonique. Une expérience à la fois musicale, littéraire et plastique sous un dôme ambisonique du 18 au 25 juin 2022, dont nous avons eu la chance d’avoir un avant-goût pendant le confinement en 2020.
Selon ce qui nous mène au théâtre, on fera plus ou moins attention au logo de l’Ircam – Centre Pompidou (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) qui apparaît régulièrement sur les dossiers et feuilles de salles de spectacles. « Parmi les plus grands centres de recherche publique au monde se consacrant à la création musicale et à la recherche scientifique », lit-on sur le site internet du lieu, celui-ci collabore avec de nombreux metteurs en scène qui développent des rapports singuliers à la musique, au son. Daniel Jeanneteau, directeur du Théâtre de Gennevilliers (T2G), en fait partie. Sa performance-installation Mon corps parle tout seul (2014) conçue avec le compositeur Daniele Ghisi, sa mise en scène des Aveugles de Maeterlinck (2017) dont la scénographie est entièrement sonore ou encore son expérience Déjà la nuit tombait (fragments de l’Iliade), par exemple, sont le fruit d’un dialogue étroit avec les équipes de l’Ircam.
Sous le dôme, la Californie
Notre voyage commence dans la ville fictive de Coca en Californie, autour du chantier de construction d’un pont autoroutier en 1912. Une nappe sonore hétérogène, où des sons électroniques cohabitent avec des voix et autres sons plus réalistes, nous immergent dans le roman à succès de Maylis de Kerangal. Réalisée par le compositeur Daniele Ghisi, la musique de Naissance d’un pont donne d’emblée une tonalité épique à cette Musique-Fiction dont le premier de trois épisodes sera diffusé en novembre sous le dôme. Dirigés par le metteur en scène Jacques Vincey, qui signe également l’adaptation du texte, les comédiens François Chattot, Marie-Sophie Ferdane et Laurent Poitrenaux portent la voix des personnages principaux du livre. Ils s’en partagent aussi la narration à la 3ème personne, tandis que les compositions de Daniele Ghisi continuent de former un paysage, un univers complexe. Pas de hiérarchie entre texte et musique dans les Musiques-Fictions : complémentaires, ces deux partitions forment une oralité singulière, hybride. « Je pense qu’une des approches possibles est similaire à celle du Hörspiel – mais l’englobement, le dispositif, et l’aspect installation le rendent beaucoup plus charnel et sensoriel. À la différence du Hörspiel, c’est une musique dont on fait « l’expérience », on ne se contente pas de l’écouter », exprime Daniele Ghisi.
Du silence à la fureur
On quitte l’histoire foisonnante de Coca pour un récit tout autre, intimiste : L’Autre fille d’une autre autrice d’aujourd’hui, bien que d’une génération différente – pour ces premières œuvres, l’Ircam a tenu a valoriser des écritures féminines contemporaines, choisies par Emmanuelle Zoll pour potentiel en matière sonore –, Annie Ernaux. C’est là qu’intervient Daniel Jeanneteau, en binôme avec le compositeur Aurélien Dumont. Pour donner à vivre ce dialogue autobiographique avec une sœur décédée deux ans avant sa naissance, nul n’est mieux placé qu’Annie Ernaux elle-même. Au bord du chuchotement, entre deux silences, elle dit son rapport à l’absente. Elle déploie son « écriture plate » ou « au couteau », en laissant régulièrement place aux harmoniques de flûte basse et de violoncelle avec des plaques en fonte d’Aurélien Dumont, qui forment des sons souvent japonisants. « Il s’agit en fait de faire coexister avec l’écriture un autre mode d’intériorité, une respiration qui n’interrompt pas l’effort de formulation, mais le soulage en le déplaçant », formule le metteur en scène. Dans cette Musique-Fiction, l’absence acquiert une troublante densité.
C’est avec Bacchantes que s’achève notre traversée littéraire et musicale. Pour porter ce roman de Céline Minard à nos oreilles, le metteur en scène, dramaturge et scénographe Thierry Bédard a été associé par l’Ircam au compositeur, producteur et artistes visuel Olivier Pasquet. La relation entre musique et texte y est encore très différente : très électroniques, presque pointillistes, les sons donnent au récit déjanté d’un braquage de cave à vin hongkongaise des airs de manga. Après le vertige Naissance d’un pont et l’émotion de L’Autre fille, place au rire. Bien que privés du dôme ambisonique, nous avons pu apprécier l’originalité de la démarche de l’Ircam, la pertinence du croisement entre littérature, théâtre et musique que permettent ces Musiques-Fictions. Une belle manière pour l’Institut de recherche et pour les théâtres de s’ouvrir à de nouveaux publics et horizons.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
N°1
Naissance d’un pont
Maylis de Kerangal, Daniele Ghisi, Jacques Vincey
Musique-Fiction, création 2021,1h45 avec entracte
24 juin 2022N°2
L’Autre fille
Annie Ernaux, Aurélien Dumont, Daniel Jeanneteau
Musique-Fiction, création 2020, 50 minutes
du 18 au 25 juin 2022N°3
Bacchantes
Céline Minard, Olivier Pasquet, Thierry Bédard
Musique-Fiction, création 2020, 1h10
23 juin 2022N°4
Nostalgie 2175
Anja Hilling, Núria Giménez-Comas, Anne Monfort
Musique-Fiction, création 2022, 1h
du 18 au 26 juin 2022N°5
La Compagnie des Spectres
Lydie Salvayre, Florence Baschet, Anne-Laure Liégeois
Musique-Fiction, création 2021, 45 minutes
du 18 au 26 juin 2022N°6
Un pas de chat sauvage
Marie NDiaye, Gérard Pesson, David Lescot
Musique-Fiction, création 2021, 50 minutes
du 18 au 26 juin 2022N°7
Le Sentiment du monde
Robert Linhart, Roque Rivas, Julia Vidit
Adaptation de L’Établi, à partir des chapitres La Grève et Le Sentiment du monde
du 18 au 26 juin 2022
Très intéressant projet dont la dimension technologique sera sans nul doute à la hauteur des compétences et de la puissance de frappe de l’Ircam. Une nuance néanmoins sur l’enthousiasme révolutionnaire de cette démarche vis à vis de la création radiophonique. Depuis longtemps, Radio France travaille la question dans une perspective pareillement multiethnique, le site hyperradio.radiofrance.com en témoigne largement. D’autres initiatives creusent ce sillon depuis quelques années, plus locales, moins visibles comme celle-ci qui privilégie une approche binaurale de l’écriture sonore et dont le nom parle de lui-même : Les Immersions.
https://www.corinne-mariotto.com/les-immersions-duras/