Du 1er au 25 avril 2022, la 15ème Rencontre des jonglages met à l’honneur en Île-de-France une discipline riche et en mouvement permanent. Le cœur de festival surtout, du 7 au 10 avril à La Courneuve, prouve l’existence d’une véritable communauté des jongleurs, en grande partie amateurs, sans équivalent dans le cirque contemporain. Souvent à l’écart des nouvelles tendances du jonglage professionnel, elle y est ici associée. Ce qui est aussi le cas dans la revue en ligne Jonglages lancée pour l’occasion.
« Si le jonglage n’est que l’action de jongler quelque chose, la danse peut-elle être considérée comme un jonglage de mon propre corps ? De mes muscles, ma peau, mes os ? / Comment puis-je jongler mon propre corps ? Aussi, mon corps n’est-il pas en train de jongler de lui-même en faisant circuler le sang à travers mes veines ? / Est-ce que le jonglage ne serait que pur mouvement ? (…) ». Extraites de l’article « Paradoxe du jonglage » écrit par le jongleur Nino Wassmer, ces quelques questions parmi tant d’autres – tout son texte n’est qu’interrogations – résument les recherches qui animent un large pan du jonglage contemporain. Publiée à l’occasion de la 15ème Rencontre des Jonglages dans la nouvelle revue en ligne Jonglages portée par La Maison des Jonglages et dirigée par le chercheur Cyrille Roussial, cette réflexion d’un jongleur sur sa propre pratique trouve de nombreux échos chez d’autres artistes contemporains, interrogeant les limites de leur discipline, et même sa définition.
Rencontre de deux mondes
À La Courneuve, pendant le cœur de festival, des spectacles nourris par ce type de pensée critique ont côtoyé des formes beaucoup moins réflexives, plus spectaculaires. De cette façon, la Maison des jonglages construit des liens entre univers professionnel et amateur, dont l’artiste et pédagogue Olivier Burlaud dit dans un autre article de la revue[i] qu’ils « étaient bien plus poreux hier qu’aujourd’hui, et les allers-retours plus nombreux ». Avec ses tout premiers articles, la revue Jonglages s’annonce comme un précieux outil pour la compréhension autant que pour la structuration d’une discipline qui continue de se développer aux côtés d’autres pratiques du nouveau cirque, mais qui se développe aussi de manière autonome. Avec ses artistes professionnels, mais aussi avec ses nombreux praticiens anonymes et leurs stars, que l’on voit peu ou pas du tout sur les scènes qui lui sont consacrées.
L’Américain Wes Peden, auteur de vidéos où balles, massues et cerceaux volent haut et dans tous les sens, en fait partie. Sa présence à la Rencontre des Jonglages, avec la première de son spectacle Rollercoster, était ainsi très attendue. L’enthousiasme de la salle ne trompe pas. Si bon nombre de professionnels sont venus voir le « phénomène », l’atmosphère électrique de la représentation témoigne de la présence des jongleurs qui participent aux conventions de jonglage[ii], auxquelles Wes Peden doit une grande partie de sa célébrité. Avec sa succession de numéros spectaculaires, de facture plutôt classique mais revisités grâce à quelques trouvailles – un tube transparent de quatre mètres par exemple, grâce auquel les balles empruntent des trajectoires inattendues –, la pièce contraste avec d’autres propositions du festival, où sur la technique prime la recherche d’une écriture, d’un récit.
Jongleur : une identité en question
En faisant place à tous les jonglages, la Rencontre de La Courneuve affirme un esprit non-hiérarchique très appréciable, propice à la curiosité, à la découverte. C’est dans cet esprit d’ouverture que Vincent Berhault, le directeur de la Maison des Jonglages, s’associe pour la 2ème année consécutive au Samovar, lieu dédié au clown contemporain. Cette année, un plateau partagé clown/jonglage a rassemblé plusieurs propositions hybrides. Et une carte blanche a été accordée au clown Ludor Citrik qui, apprend-on dans les couloirs bien animés de la Maison, a commencé par le jonglage avant de s’orienter vers sa discipline actuelle avec son personnage de clown bouffon, d’étrange vagabond attiré par l’enfance autant que par la mort. Un original maintenant bien connu dans le paysage du cirque contemporain et au-delà. Car le clown, et c’est là l’un des intérêts d’une association avec Le Samovar, a sans doute aujourd’hui plus de facilité que le jongleur à se faire connaître au-delà du cercle de sa discipline.
Ce croisement s’inscrit également dans la logique très transdisciplinaire du jonglage actuel. Aussi la présence très anecdotique du jonglage dans la proposition de Ludor Citrik – quelques tomates cerises ont défié la gravité –, n’est-elle pas un problème, au contraire. En jouant avec la commande qui lui a été faite, Ludor Citrik prouve son aisance en terre de jonglage. Sa présence fait aussi écho aux nombreuses questions posées par Nino Wassner dans son article cité au début de notre chronique. En se trifouillant simplement les guenilles, en parcourant de sa démarche incertaine le plateau nu où seule une croix blanche lui indique qu’il est au bon endroit pour accomplir sa mission – et pas des moindres : sauver l’humanité –, le clown ne serait-il pas à sa manière en train de jongler ? Car si l’on suit la logique de Nino Wassner, on peut se demander si lorsqu’un jongleur cesse de lancer des objets, il quitte nécessairement la communauté des jongleurs. Ou s’il continue d’en faire partie, peut-être différemment.
Les Nouveaux avec les Anciens
En bousculant la Maison des jonglages avec ses provocations naïves autant que scabreuses, Ludor Citrik fait écho à d’autres propositions de la Rencontre qui reviennent aux fondements la discipline, comme pour faire le point après de nombreuses évolutions. C’est le cas par exemple du jongleur et pédagogue américain Jay Gilligan – il a notamment formé Wes Peden –, à qui la Maison des Jonglages a aussi offert une carte blanche. Intitulée The Shuffle, sa proposition fut une tentative d’épuisement de la figure de base du jonglage avec balles. En déclinant celle-ci d’une centaine de façons différentes, combinant positions et matières diverses, l’artiste interroge le sens et les limites de sa pratique. Laquelle se déploie en dehors de ce qu’Olivier Burlaud décrit comme l’une des plus grandes révolutions dans le jonglage contemporain : le « stop motion », qui en intégrant de la discontinuité dans le jonglage permet d’y ajouter du geste ou autre chose.
Le temps du « shuffle » est-il passé, ou est-il encore à venir ? Jay Gilligan laisse cela à notre appréciation. Chaque jongleur des Rencontres une réponse différente à apporter. Celle de Wes Peden serait absolument négative. Celle de Guillaume Martinez de la compagnie Defracto, dont le solo Croûte sensé pouvoir s’adapter à tout lieu et tout contexte s’est joué dans le hall d’accueil de la Maison des Jonglages, serait quant à elle très certainement affirmative. Très chorégraphique, le jonglage de Defracto est parmi ceux qui contribuent largement à l’évolution de la discipline. Nulle querelle entre les Nouveaux et les Anciens toutefois à la Rencontre des Jonglages, mais au contraire une cohabitation amicale, du moins pour un regard extérieur. Et même une porosité, qui fait que bien souvent, un Ancien peut se faire Nouveau, et inversement. Cette singularité est à préserver, à cultiver. La Maison des Jonglages, qui va bientôt devoir quitter La Courneuve, en est un pilier. Espérons qu’elle trouve un lieu à sa mesure.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La Rencontre des Jonglages. Du 1er au 25 avril 2022. https://maisondesjonglages.fr
[i] Olivier Burlaud, « Le stop motion, une technique du jonglage actuel »
[ii] Olivier Burlaud en donne cette définition dans le glossaire de son article cité plus tôt : « rassemblement de praticien·ne·s pendant plusieurs jours dont le mode d’organisation est fondé sur des principes selon lesquels des jongleur·se·s et plus largement des circassien·ne·s participent, voire organisent des rencontres où ont notamment lieu des spectacles et workshops ».
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