Serge Dorny, l’ancien directeur de l’Opéra de Lyon, réussit une ouverture de saison et de mandat exigeante et audacieuse à l’Opéra de Munich où il réunit le nouveau directeur musical Vladimir Jurowski et le metteur en scène Kirill Serebrennikov dans une superproduction du Nez de Chostakovitch devenue la glaçante parabole d’une société asphyxiée par la répression politique et policière.
Toujours empêché de sortir du territoire russe après des années de procès kafkaïen, le prolifique metteur en scène Kirill Serebrennikov s’empare d’une œuvre de jeunesse de Chostakovitch, Le Nez, dont l’intrigue inspirée d’une courte nouvelle de Gogol met en scène la course folle et absurde d’un petit fonctionnaire après son appendice nasal étrangement disparu. Relu par le metteur en scène, l’opéra se présente comme une fable édifiante sur l’oppression d’individus neutralisés par l’exercice arbitraire et autoritaire du pouvoir.
Évidemment l’aspiration à la liberté occupe le cœur de l’œuvre scénique souvent subversive de Kirill Serebrennikov. Sa récente et superlative mise en scène du Parsifal de Wagner se plaçait dans la cour et les cellules d’une âpre prison. Le Nez, dont le livret regorge de lieux, s’installe quant à lui sur ce qui s’apparente à une steppe sibérienne verglacée dans la froideur et l’hostilité hivernales que fait génialement entendre un flexatone (sorte de scie métallique) en fosse. Sans couleurs, tout en gris et blanc, l’espace se compose de monticules de neige déblayés à grands coups de pelles et fait figurer un lac gelé où sont repêchés des morceaux de cadavres, un commissariat avec sa geôle en fer blanc où comatent quelques détenus après avoir été passés à tabac, enfin une place publique sous très haute surveillance. Les forces policières s’y affichent en panoplie complète (uniformes bleu foncé, casques, matraques et boucliers anti-émeutes) dans un manège de barrières métalliques et de fourgonnettes de service. Sous leurs yeux, quelques miséreux manifestent avec des pancartes. Ils sont aussitôt molestés et embarqués. Même sans éviter quelques lourdeurs dans la réalisation et un peu trop d’unilatéralité dans la lecture, Serebrennikov fait du nez qui donne son titre à l’ouvrage un formidable lanceur d’alerte et un véritable moteur de perturbation de l’ordre établi.
L’œuvre elle-même ne fait pas dans la demi-mesure et Vladimir Jurowski maîtrise avec un contrôle stupéfiant le tapage sonore orchestré par Chostakovitch qui stimule autant qu’il chahute l’écoute. Le tour de force opéré par la belle direction du chef est de rendre compte de l’éclat et de la densité tonitruante de l’œuvre mais sans excès d’impétuosité, et en parvenant même à restituer une fine musicalité, aussi nuancée que possible. C’est là une véritable gageure compte tenu de l’aspect bruitiste et brutaliste de la composition volontiers piaffante, grinçante, hurlante, traversée de rafales de cuivres, de vents et de percussions tout juste adoucies par la présence des balalaïkas.
Aux accents sarcastiques voire diaboliques, Jurowski associe des couleurs saturniennes d’où émane une certaine tristesse. De la même manière, la mise en scène évince le côté trop rieur et bouffon de la satire. Elle renonce même à la fin heureuse de Gogol pour davantage souligner une crise existentielle et une désolation palpables jusqu’au noir final. Seule véritable trace de grotesque, les corps boursouflés et disgracieux des personnages dessinés de manière caricaturale. Semi-masqués de nasaux postiches protubérants, les chœurs et les solistes, très nombreux et tous excellents, forment une équipe de choc formidablement endurante car bien peu ménagée aussi bien physiquement que vocalement. Le chant voisine radicalement avec le cri, le gloussement, le gémissement. Les voix se hissent aux extrémités des tessitures et se font perçantes à souhait.
Seul le héros principal arbore un visage conforme à la nature, et – c’est toute l’ironie – passe pour le plus étrange de tous. Impressionnant dans le rôle principal, Boris Pinkhasovich traîne son vague à l’âme dans l’errance et l’alcool à l’assaut d’un monde halluciné sens dessus-dessous, un peu comme le fiévreux Petrov du dernier film de Serebrennikov. Il suscite une infinie compassion. A l’instar de la mise en scène qu’il sert admirablement, il apporte au Nez une profonde humanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Vladimir Jurowski Direction
Kirill Serebrennikov Metteur en scène, Décors, Costumes, Vidéographie
Michael Bauer Lumières
Evgeny Kulagin Metteur en scène
Tatyana Dolmatovskaya Costumes
Boris Pinkhassovitch Baryton Platon Kuzmich Kovalyov
Sergei Leiferkus Baryton Ivan Yakovlevich
Laura Aikin Soprano Praskovya Osipovna, A mother
Sergei Skorokhodov Ténor Ivan
Andrei Popov Ténor Police Inspector
Anton Rositskiy Ténor The Nose
Eliza Boom Soprano A Bread-Seller
Mirjam Mesak Soprano Mme Podtochina’s daughter
Alexandra Durseneva Soprano Pelageya Grigorievna Podtochina
Doris Soffel Mezzo-soprano The Old Countess
Tansel Akzeybek Ténor First son, Yaryzhkin
Ulrich Reß Ténor Pyotr Fyodorovich
Gennady Bezzubenkov Basse A father, A Doctor
Sean Michael Plumb Baryton A Countess’ servant, Ivan Ivanovich
Chor der Bayerischen Staatsoper
Bayerisches StaatsorchesterRetransmission en direct mercredi 27 à 19h30 et disponible pendant 30 jours sur staatsoper.de/tv
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