Au Théâtre de l’Atelier, l’auteur, metteur en scène et comédien propose deux conférences théâtrales tirées de son Atlas de l’Anthropocène, où rire intelligent et savoirs scientifiques, habilité scénique et facéties intellectuelles, sérendipité savoureuse et prise de conscience écologique se combinent gaiement.
Prendre une oeuvre théâtrale par les deux bouts, ou presque, et voir comment elle a pu naître, grandir et se ramifier. Dans son Atlas de l’Anthropocène, qu’il complète régulièrement à raison d’une nouvelle création tous les deux, trois ou quatre ans, Frédéric Ferrer est allé piocher deux « cartographies théâtrales » symboliques : la toute première, élaborée en 2010, À la recherche des canards perdus, et la sixième, née en 2017, De la morue, qui, avant la création, il y a trois ans, du Problème lapin, fermait le ban (provisoire) de ce projet au long cours. Reprises indépendamment l’une de l’autre ou en diptyque lors de deux soirées consécutives au Théâtre de l’Atelier, ces bornes, entre lesquelles s’intercalent Les Vikings et les Satellites, Les Déterritorialisations du vecteur, Pôle Nord et Wow !, n’ont, a priori, et exception faite du tropisme animalier qu’elles semblent cultiver, que peu de points communs. Une fois assemblées, il est pourtant remarquable, et même un peu émouvant, d’observer qu’elles forment un tout partiel, mais habilement cohérent, qui permet d’apprécier la qualité de la trajectoire et l’ampleur du travail mené par Frédéric Ferrer et sa compagnie Vertical Détour au cours des quatorze dernières années.
Première de ces deux « conférences décalées », À la recherche des canards perdus prend appui sur une étrange expérience conduite en 2008 par la NASA. À la demande de plusieurs glaciologues, l’agence spatiale américaine s’est temporairement détournée des étoiles pour se pencher sur le cas du glacier du Groenland, symbole parmi les symboles du réchauffement climatique. Pour valider ou invalider l’hypothèse scientifique selon laquelle les rivières d’eau de fonte pourraient, en passant sous le glacier et en jouant un rôle de lubrifiant, accélérer son mouvement et sa désagrégation progressive, les experts ont d’abord précipité plusieurs sondes, aussi pointues qu’onéreuses, dans un moulin glaciaire, mais ne les ont, malheureusement, jamais vu reparaître dans la baie de Disco où elles devaient atterrir. Opiniâtres, les spécialistes se sont alors rabattus sur un plan B, beaucoup moins coûteux, et ont décidé d’envoyer, dans ce même moulin, une cohorte de 90… canards en plastique – connus pour leur résistance au froid et à l’eau –, qui ne sont, à leur tour, jamais remontés à la surface. Il n’en fallait alors pas plus à Frédéric Ferrer pour décortiquer cette drôle d’expérience et se lancer à la recherche des canards perdus, en émettant des hypothèses et en tirant des conclusions, de manière toujours plus facétieuse qu’hâtive.
La réactivation de ce geste, près de quinze ans après sa création, permet d’opérer un subtil voyage dans le temps, de revenir à la source de l’Atlas de l’Anthropocène et de voir le système théâtral de Frédéric Ferrer se mettre en place. Armé de sa grammaire scénique devenue immuable, faite de présentations PowerPoint volontairement dépouillées, d’un pupitre rudimentaire et d’un tableau blanc où il dessine à gros traits, le metteur en scène et comédien s’impose en maître de l’art de la conférence et ne tarde pas à se mettre le public dans la poche. Car, sous le vernis foutraque, qui peut d’abord plonger dans un état proche de la circonspection, se cache en réalité un flot de connaissances, étonnamment véridiques, qui, de proche en proche, de digression calculée en digression calculée, a le charme, intellectuellement savoureux, de la sérendipité et prouve que Frédéric Ferrer est capable, avec une épatante aisance, de toujours retomber sur ses pieds. Si l’écriture est sans doute plus timide, si la démarche est plus hésitante, si le niveau de folie d’À recherche des canards perdus n’ose pas encore atteindre celui de ses aventures postérieures, les bases de la « recette Ferrer » sont là, et bien là, prêtes à servir de rampe de lancement aux multiples conférences théâtrales qui suivront, et qui feront toute sa particularité.
À cette intuition, De la morue vient apporter une belle confirmation, dans sa façon plus affirmée et malicieuse d’emprunter des chemins de traverse plus ostensiblement incongrus et, ce faisant, naturellement drôles. Cette fois, Frédéric Ferrer met le cap sur Saint-Pierre-et-Miquelon où, à cause d’un état violemment fiévreux qui l’oblige à être rapatrié en métropole, il croise la route d’un pêcheur de morue qui se désespère que le poisson ait quasiment disparu de ces eaux où, auparavant, « il y en avait à chier partout ». À partir de plusieurs assertions du marin, qu’il met sur le grill intellectuel, le comédien et metteur en scène va alors tisser un fil rouge pour scruter l’histoire de cet animal, son devenir, et en faire le symbole d’un écocide, où Alexandre Dumas, Jules Michelet, Brigitte Bardot et la création des chalutiers ont une part conjointe de responsabilité. Du commerce triangulaire à la massification du poisson pané, Frédéric Ferrer mêle connaissances historiques et savoirs scientifiques, « échappée ontologique » et « problématique axiale » pour tirer la sonnette d’alarme environnementale. Éveilleur de consciences plus que donneur de leçons, l’artiste cultive avec minutie le sens du contact et de l’adresse public, où derrière le sérieux se cache une bonne dose de malice scénique, et inversement. Indépendants l’un de l’autre, À la recherche des canards perdus et De la morue peuvent, ainsi combinés, donner l’occasion de tracer les lignes de force d’une mécanique artistique désormais bien rodée, et huilée, qui, pour notre plus grand bonheur, et en complément des séries Borderline(s) Investigation et Olympicorama, n’a pas fini de se conjuguer au présent.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
À la recherche des canards perdus (Cartographie 1)
de et avec Frédéric FerrerProduction Compagnie Vertical Détour
Partenaires Le Domaine d’O – domaine départemental d’art et de culture (Hérault – Montpellier), La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle, L’Observatoire de l’Espace du Centre national d’études spatiales, L’Établissement Public de Santé de Ville-Evrard
Avec le soutien du Département de la Seine-Saint-DenisDurée : 1h15
Théâtre de l’Atelier, Paris
du 23 avril au 19 juin 2024, les mardis à 19h
De la morue (Cartographie 6)
de et avec Frédéric FerrerProduction Compagnie Vertical Détour
Coproduction Théâtre des Îlets – Centre dramatique national de Montluçon, Scène nationale d’Albi
Partenaires Derrière Le Hublot, projet artistique et culturel de territoire, Grand-Figeac / Occitanie, Le Vaisseau – fabrique artistique au Centre de Réadaptation de Coubert – UGECAM Île-de-France
Avec le soutien du Département de Seine-et-MarneDurée : 1h15
Théâtre de l’Atelier, Paris
du 23 avril au 19 juin 2024, les mercredis à 19h
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