Du 1789 d’Ariane Mnouchkine à L’Échange de Paul Claudel, en passant par Soleil déréglé d’Elie Salleron, la troupe du NTP joue, pour la quatorzième édition de son festival, la carte de la diversité.
En arrivant à Fontaine-Guérin, rien n’indique qu’un festival de théâtre s’apprête à éclore. Au mitan d’août, cette petite commune rurale d’un peu moins d’un millier d’habitants, nichée au coeur du Maine-et-Loire, paraît davantage préoccupée, signalétique faisant foi, par la « Fête des Battages et des Vieux Métiers » que par ce qui se joue derrière les hauts murs de la Maison du Théâtre, située juste en face d’une sublime église à clocher tors qui fait office de star patrimoniale. Et pourtant, pour la quatorzième année consécutive, la troupe du Nouveau Théâtre Populaire (NTP) a bien investi le jardin naturellement pentu de cette bâtisse – qui a longtemps appartenu à la grand-mère de l’un de ses fondateurs, Lazare Herson-Macarel, avant d’être rachetée par la Communauté de Communes Baugeois-Vallée – pour donner vie à son utopie : offrir au public, en majorité local et fidèle, pas moins de cinq créations en alternance, dont deux pour enfants (2001, L’Odyssée de l’Espace et La Reine des neiges), durant près d’une quinzaine de jours.
Partis 700 en 2009, les spectateurs sont désormais près de 12 000 à s’y presser, chaque été, pour découvrir le travail de ce collectif qui depuis la présentation l’an dernier, au Festival d’Avignon, de son remarquable triptyque Tartuffe / Dom Juan / Psyché jouit d’une aura qui dépasse les frontières mainoligériennes. Après s’être essayée, ces dernières années, aux programmations thématiques autour, pêle-mêle, de Balzac, des « Auteurs vivants » (Ivan Viripaev, Arno Bertina, Michel Houellebecq) ou de Molière, la troupe où « tout le monde peut tout faire », de la mise en scène au jeu en passant par l’accueil du public et les travaux, a, au contraire, osé balayer une large part du spectre théâtral et atteler, au long de trois soirées, le mythique 1789 du Théâtre du Soleil, le subtil Échange de Paul Claudel et le délirant Soleil déréglé d’Elie Salleron, avec, à chaque fois, un seul et même objectif : mettre le théâtre à la portée de tous.
1789, la Révolution en mouvements
S’attaquer à 1789 en guise de spectacle d’ouverture avait tout du pari – auquel peu se sont déjà risqués –, tant cette pièce paraît consubstantiellement et irrémédiablement liée à Ariane Mnouchkine et au Théâtre du Soleil qui l’avaient portée sur les fonts baptismaux, au début des années 1970, à la Cartoucherie de Vincennes. Une fois adaptée, resserrée et cantonnée sur une scène unique, elle semble pourtant avoir été cousue main pour la troupe du NTP, tant elle sied parfaitement à sa façon de mêler les styles et d’enchevêtrer les époques, avec une énergie toujours débordante. En reprenant la grammaire inventée par le Soleil, les comédiens se font, tour à tour, bateleurs, conteurs et figures – de Louis XVI à Marie-Antoinette, de Marat à Lafayette, en passant par les représentants des trois ordres ou les députés de l’Assemblée – pour relater les débuts d’une Révolution où tout semblait encore possible, de l’ouverture des États Généraux en mai 1789 à la fusillade du Champ-de-Mars en juillet 1791. Comme Mnouchkine en son temps, Sacha Todorov ne se contente pas de dérouler les événements comme on égrènerait une frise chronologique. Le metteur en scène a, au contraire, bien compris qu’il lui revenait de révéler les dynamiques plutôt que de se borner au strict récit historique, de mettre en lumière ces mouvements qui, de la prise de conscience du peuple en tant que peuple à la confiscation de la Révolution par les bourgeois qui se servent de la colère populaire pour arriver à leurs fins, permettent à la révolte de naître, mais aussi de dériver vers les errements qui suivront.
Profitant du rythme naturel généré par une construction dramaturgique fragmentaire et de la folle audace des comédiens professionnels – Garance Robert de Massy et Loïc Riewer en tête – et amateurs, cette version remise au goût du jour prouve que le théâtre de tréteaux, quand il est savamment maîtrisé, peut tout, qu’il est, tout à la fois et dans un même élan, capable de transmettre des extraits de discours historiques, de donner lieu à un strip-tease patriotique lors de la Nuit du 4-Août et d’abriter une série de concerts qui, de Allumer le feu de Johnny Hallyday au Revolution (francisée) des Beatles, de Mon amie la rose de Françoise Hardy à Louxor j’adore de Philippe Katerine, de No surprises de Radiohead à Immortels d’Alain Bashung, créent des ponts grinçants avec le temps présent. Un temps où, comme à la fin du XVIIIe siècle, le mépris de classe est roi et les représentants se coupent d’un peuple qui les a pourtant désignés.
L’Échange manqué
De la grande Histoire à la petite, il n’y a parfois qu’un pas que la troupe du NTP a tenté de franchir. Après Partage de midi donné en 2017 et avant Le Soulier de satin prévu l’an prochain, Pauline Bolcatto a voulu donner corps à L’Échange de Paul Claudel, avec une réussite inversement proportionnelle à l’ambition première de ce projet. Au centre d’un dispositif bi-frontal qui place Marthe, Lechy, Laine et Pollock sous les feux croisés des regards des spectateurs, tout se passe comme si la metteuse en scène avait cherché à déjouer cette pièce tout en méandres sinueux plutôt qu’à véritablement s’en emparer. Résultat, la langue claudelienne, et sa versification effrontément libre, ne dévoilent que très rarement leur magnificence et tombent régulièrement à plat, comme si, par crainte de tomber dans le piège du trop-plein ronflant, Pauline Bolcatto les avaient sacrifiés sur l’autel de la limpidité et de la simplicité, quitte à en expurger la beauté et l’intensité originelles.
Insuffisamment dirigés, aux commandes de ce substrat dévitalisé, les quatre comédiens – Baptiste Chabauty, Elsa Grzeszczak, Ayoub Kallouchi et Morgane Nairaud – paraissent alors flotter dans des rôles trop grands pour eux, incapables d’aller au-delà des bases intangibles posées par Claudel et de faire briller toutes les facettes de ce quatuor complexe en diable, dans ses rapports cruels comme dans les tréfonds mouvants des individus qui le composent. C’est que, au lieu d’aller chercher dans la pièce ce qui fait sa force et sa puissance, Pauline Bolcatto s’est épuisée à vouloir l’enluminer. D’une part, avec ces monologues intérieurs inspirés des écrits d’une quinzaine d’intellectuels de tout poil – tels Simone de Beauvoir, Spinoza, Bruno Latour ou encore John Stuart Mill – qui ne font que l’exégèse de ce qui, avec une lecture beaucoup plus ciselée, apparaît naturellement dans le texte ; d’autre part, avec cette fin déconstruite qu’elle interroge trop maladroitement pour que sa réinterprétation s’avère claire et convaincante.
Soleil déréglé, délire corrosif
Après la fresque historico-politique et le classique intimiste, ne restait que la satire sociale pour élargir encore le spectre théâtral. Cette mission, le Nouveau Théâtre Populaire l’a confiée à Elie Salleron qui, en dépit de son jeune âge, a déjà une vingtaine de textes théâtraux à son actif. Avec Soleil déréglé, le dramaturge et metteur en scène nous plonge dans une France sens dessus-dessous, où les chantres de la « réalité objective » combattent la « constellation de la merde unique ». En son centre, trône Casimir Lemoine. Chômeur, amateur de vin rouge et d’eau-de-vie de mirabelle, cet homme de la classe moyenne bascule, un soir, dans une aventure qui le dépasse. Alors qu’il s’apprête à regarder le 20 Heures de TF1, il voit débarquer Gilles Bouleau dans son salon. Accompagné d’Etienne Petit, un astrophysicien à la notoriété relative, le présentateur du JT lui annonce qu’il a été désigné Président de la République par un programme informatique. Rapidement, Casimir atterrit à l’hôpital psychiatrique où il croise la route de médecins moins cohérents que leurs patients. A la faveur d’un incendie, il s’échappe et se met en route pour Paris afin de remplir sa mission. En chemin, il croise une constellation d’individus hauts-en-couleur : une professeure dogmatique, un réalisateur possédé, des figurants complotistes, un vrai-faux policier, un trio de ninjas, mais aussi des nihilistes dopés à la coke.
Ce délire, en forme de voyage hallucinatoire aux frontières du réel et de l’absurde, Elsa Grzeszczak l’épouse totalement. Avec une gourmandise certaine et un humour communicatif, la metteuse en scène excite ce portrait au vitriol d’une France pas si éloignée de la nôtre, où les institutions – l’hôpital, la police, l’université… – se seraient effondrées et où les élites auraient dégoupillé. Aux commandes d’une langue fleurie et pétrie de références accessibles à tous, les comédiens – Marco Benigno, Pauline Bolcatto, Valentin Boraud, Baptiste Chabauty, Anthony Courret, Ayoub Kallouchi, Morgane Nairaud, Loïc Riewer, Garance Robert de Massy, Claire Sermonne, Charles Van de Vyver – s’en donnent alors à coeur joie, et plongent dans ce bain satirique à pieds joints, façon, pour eux, comme pour nous, d’en rire pour ne pas en pleurer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
1789
Texte Théâtre du Soleil
Adaptation et mise en scène Sacha Todorov
Collaboration artistique Valentin Boraud et Juliette Eliezer
Avec Valentin Boraud, Loïc Riewer, Garance Robert de Massy, Claire Sermonne, Sacha Todorov, Charles Van de Vyver, et Jean Careel, Linda Collinge-Germain, Véronique Côme, Michel Deblaere, Germain Filoche, Brigitte Guillet, Pierre Lombard, Mia Longelin, Adelino Maciel, Annick Mathé, Yvan Paganin, Adélie Pham
Costumes Zoé Lenglare, Manon Naudet
Son Baudouin Rencurel
Oreilles extérieures Baptiste Chabauty
Régie générale et lumière Thomas Chrétien
Régie générale et son Marco BenignoProduction Nouveau Théâtre Populaire
Coproduction Association des Amis du Nouveau Théâtre PopulaireDurée : 1h40
Festival Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine-Guérin
les 13, 16, 19, 22 et 25 août 2022
L’Échange
de Paul Claudel
Textes additionnels Simone de Beauvoir, Franz Boas, Bernadette Bucher, Marceline Desbordes-Valmore, Sonja Evaldsson Mellström, Claude Gélinas, Karl Gustav Jung, Charles G Leland, Bruno Latour, Caroline Montpetit, Marc Perreault, Baruch Spinoza, John Stuart Mill, Pacôme Thiellement, Terence Winter, Le Centre Mi’Kmaq-Wolastoqey
Adaptation et mise en scène Pauline Bolcatto
Collaboration artistique Christophe Rouger
Avec Baptiste Chabauty, Elsa Grzeszczak, Ayoub Kallouchi, Morgane Nairaud, et Marco Benigno, Pauline Bolcatto, Christophe Rouger
Décor et construction Pierre Lebon
Costumes Zoé Lenglare, Manon Naudet
Création sonore Baudouin Rencurel
Régie générale, lumière et son Thomas Chrétien
Régie générale et plateau Marco BenignoProduction Nouveau Théâtre Populaire
Coproduction Association des Amis du Nouveau Théâtre PopulaireDurée : 2h
Festival du Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine-Guérin
les 14, 17, 20, 23 et 26 août 2022
Soleil déréglé
de Elie Salleron
Mise en scène Elsa Grzeszczak
Collaboration artistique Thibault Delacoste
Avec Marco Benigno, Pauline Bolcatto, Valentin Boraud, Baptiste Chabauty, Anthony Courret, Ayoub Kallouchi, Morgane Nairaud, Loïc Riewer, Garance Robert de Massy, Claire Sermonne, Charles Van de Vyver
Décor et construction Pierre Lebon
Costumes Zoé Lenglare, Manon Naudet
Création sonore Baudouin Rencurel
Régie générale, lumière et son Thomas Chrétien
Régie lumière, son et plateau Marco BenignoProduction Nouveau Théâtre Populaire
Coproduction Association des Amis du Nouveau Théâtre PopulaireDurée : 1h45
Festival Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine-Guérin
les 15, 18, 21, 24 et 27 août 2022
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