Dans À condition d’avoir une table dans un jardin, Gérard Watkins entreprend une étude de la France bourgeoise périurbaine, de son enfermement et de ses contradictions. La fiction ethnographique qu’il met en place, où un couple français devient l’objet d’étude d’un « Pygmée », peine hélas à s’élever au-delà des évidences.
La première image que Gérard Watkins nous donne de Fabienne et Arnaud Parquet dans À condition d’avoir une table dans un jardin est loin d’être une présentation neutre. L’attitude artificielle, la posture figée dans laquelle se présentent à nous les comédiens Julie Denisse et David Gouhier, les bras levés afin de poser dans leur jardin la guirlande lumineuse qu’ils soulèvent avec un air d’importance largement disproportionné, en dit déjà long du regard que le spectacle prétend porter sur ce couple qui en est le centre. Le dialogue vide, où les sujets quotidiens s’empilent à toute vitesse sans autres fonctions que d’éviter le silence et créer l’illusion d’un sens, est aussi à charge contre le ménage, qui apparaît d’emblée très marqué socialement. Davantage que comme des personnages au sens classique du terme, dotés de psychologies singulières, c’est comme des représentants de leur classe, de leur catégorie – la bourgeoisie de la France périurbaine – que les Parquet s’exposent au regard du spectateur. Lequel, étant donné la fréquentation dominante des théâtres, a bien des chances de se reconnaître au moins partiellement dans les mots et les actes auxquels Fabienne et Arnaud se livrent comme autant de figures imposées. Ce portrait clairement à charge, dont l’intention comique est trop appuyée, trop manifeste pour opérer vraiment, s’inscrit dans une vaste généalogie théâtrale. Avec le langage qu’il déploie depuis une trentaine d’années à la tête de sa compagnie Perdita Ensemble, Gérard Watkins tente une critique de la bourgeoisie occidentale hors des genres qui lui sont le plus souvent assimilés, tels le vaudeville et le drame familial.
La bonne idée dont l’auteur et metteur en scène fait son point de départ se révèle malheureusement davantage un frein qu’un moteur d’écriture. En parachutant chez son couple type un Bambuti de la République Démocratique du Congo – un peuple plus connu sous le nom de « pygmée », que leur ont donné des explorateurs occidentaux à la fin du XIXe siècle –, Gérard Watkins prétend poser les bases d’une « ethnographie inversée » dont la promesse intellectuelle peine à se concrétiser au plateau. Expédiée aussi rapidement que toutes les banalités matérielles et familiales qu’échangent les Parquet guirlande en main, l’histoire qui justifie l’arrivée de l’étranger est une variation contemporaine du génie à la lampe et autres contes, le fantastique en moins – capitalisme oblige. Dans la logorrhée que Gérard Watkins leur met en bouche pour enrober la platitude de leur « condition pavillonnaire », selon le terme employé par Sophie Divry dans son excellent roman éponyme publié aux éditions Notabilia en 2014, Fabienne et Arnaud butent sur un détail jusque-là passé inaperçu dans les rails bien droits de leurs existences. Soit les conditions générales de vente d’une table de jardin en iroko massif, stipulant l’obligation pour les acheteurs d’accueillir au bout de dix ans un habitant d’une forêt équatoriale pendant onze nuits et dix jours. C’est ainsi, après un appel téléphonique relaté par le mari au milieu de son abondant bavardage, que débarque sous le toit jusque-là bien hermétique des Parquet un homme qui se présente sous le nom de Darius Wengue. Ce Bambuti, qui ne correspond en rien à l’image que s’en faisait le couple – il n’est pas du tout petit, et il a la classe –, vient s’immiscer dans son quotidien, et le perturber.
Si Gérard Watkins poursuit avec À condition d’avoir une table dans un jardin l’observation des sociétés occidentales contemporaines dont il a fait l’une des marques de fabrique de Perdita Ensemble, il ne le fait plus en observant depuis l’intérieur des espaces hors norme, comme il l’avait fait dans ses deux précédents spectacles – dans Ysteria (2019), il abordait l’hystérie entre fiction contemporaine et enquête historique, puis s’intéressait dans Voix (2023) au monde des entendeurs de voix. Cette fois, il donne à regarder le cœur du système depuis une perturbation de nature purement littéraire et qui se présente comme telle dans le spectacle, sans complexe. Dans le rôle du Bambuti « livré » au domicile des Parquet, représenté par une esquisse de salon contigüe à une parcelle de jardin, elle aussi stylisée, réduite à la fameuse table en iroko, à un tronc d’arbre mort, une cloison et un télescope, Gaël Baron tourne encore davantage le dos à un jeu naturaliste que Julie Denisse et David Gouhier, complices du Perdita Ensemble – respectivement dans trois et deux créations antérieures de Gérard Watkins. Que ce soit pour marquer la distance de son personnage avec la culture et la langue françaises, qu’il ne cesse de franchir afin d’approcher ses deux sujets d’étude, ou afin de souligner l’étrangeté de la situation, le comédien, qui collabore pour la première fois avec la compagnie, affirme un phrasé haché et des variations de jeu qu’aucune raison logique ne vient justifier. Le factice sans trêve du trio l’empêche d’accéder à la force et à la complexité que Gérard Watkins avait su donner aux micro-communautés de plusieurs des pièces citées plus tôt, notamment la précédente, Voix, où, davantage que ses membres, c’est un groupe de parole qui faisait l’objet d’une fiction très documentée, nourrie aussi de la personnalité des comédiens et de leurs improvisations.
Cette même méthodologie, qui place le Perdita Ensemble à proximité, à la fois, des écritures documentaires et de plateau et à une certaine distance d’elles, a aussi été à l’œuvre dans la création de À condition d’avoir une table dans un jardin. Dans le dossier du spectacle, Gérard Watkins explique avoir écrit une première version à partir de sa rencontre avec le chercheur en bio-ethnologie Edmond Dounias qui, dit-il, « passe une partie de son temps au cœur des jungles à tenter de comprendre l’influence du monde moderne sur des sociétés tribales et recluses ». L’inversion qu’il pratique en faisant de son Darius l’ethnologue et des Parquet les sujets d’étude donne à voir cette source scientifique avec une netteté qui porte préjudice à la matière apportée par les comédiens, recouverte aussi par leur jeu dont l’artificialité empêche l’accès à toute forme d’authenticité. Structurée par les questions de l’ethnologue au couple – sur sa vie quotidienne, son arbre généalogique, son rapport à l’argent, à l’Autre, aux objets ou encore à la mort –, la pièce donne à voir tous ses mécanismes sans jouer avec cette mise à nu, sans en faire une force. L’évolution des rapports entre Darius et les Parquet n’a pas pour cela la densité nécessaire. Si sa courbe va globalement de l’acceptation au rejet, en passant par une phase de flottement, les échanges existent avant tout comme révélateurs des us et coutumes d’une classe sociale, et surtout de ses conformismes aveugles à ses propres violences. La présence-absence des enfants, enfermés par leurs parents afin de leur cacher le « Pygmée » Darius, aurait pu contribuer à donner à l’ensemble la cruauté qui manque à la pièce, dont la forme très appliquée échoue à porter la colère que l’on sent frémir sous les masques sociaux de cette comédie pavillonnaire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
À condition d’avoir une table dans un jardin
Texte et mise en scène Gérard Watkins
Avec Gaël Baron, Julie Denisse, David Gouhier
Collaboration artistique Lola Roy
Régie générale et régie lumière Julie Bardin
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Création lumière Anne Vaglio
Création son François Vatin
Travail vocal Jeanne Sarah Deledicq
Régie générale et régie lumières Julie Bardin
Construction décor Ateliers de la Comédie de Saint-Étienne – CDNProduction Cie Perdita Ensemble ; La Comédie de Saint-Étienne – CDN
Avec le soutien des Laboratoires d’Aubervilliers et du Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-DenisLa Cie Perdita Ensemble est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France. Gérard Watkins est artiste de La Fabrique de la Comédie de Saint-Étienne
Le texte de À condition d’avoir une table dans son jardin est publié aux éditions Esse Que.
Durée : 1h55
Comédie de Saint-Étienne – CDN
du 7 au 15 octobre 2025Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 4 au 15 février 2026
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