À partir d’un fait divers tragique, l’auteur Hakim Bah signe une pièce bouleversante qu’il met en scène avec Diane Chavelet sur une famille guinéenne déchirée par l’exil et la mort de ses enfants.
Il y a un fait divers d’une horreur absolue à l’origine de cette pièce. Le 2 août 1999, les corps de Yaguine Koïta et Fodé Tounkara, deux gamins âgés de 15 et 14 ans, ont été retrouvés inanimés dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena, à l’aéroport de Bruxelles, en provenance de Conakry, la capitale de la Guinée. Morts d’hypothermie, les adolescents portaient sur eux une lettre à l’écriture solennelle, destinée aux « excellents membres et responsables de l’Europe », justifiant leur exil, en appelant à la solidarité des pays occidentaux. Aujourd’hui encore, cette funeste histoire reste gravée dans la mémoire guinéenne comme le symbole d’une jeunesse impossible. Vingt-deux ans plus tard, à l’heure où la question de l’émigration demeure criante d’actualité, ces plaies-là ne sont toujours pas pansées.
Hakim Bah, un jeune auteur et metteur en scène guinéen de 34 ans, en a tiré un spectacle remarquable ; tant pour l’inspiration de son écriture et l’efficacité de la mise en scène (qu’il partage avec Diane Chavelet), que la justesse et l’énergie de ses trois comédiens (Diariétou Keita, Vhan Olsen Dombo et Claudia Mongumu) et la richesse de son accompagnement musical (signé Pierre-Jean Rigal et Victor Pitoiset). Vraiment, on se sent privilégié d’assister à une si belle pièce dans la boîte à chaussure qu’est le « Paradis » du Lucernaire (50 places à tout casser), quand bien même ce spectacle mériterait davantage de visibilité.
L’affaire est construite en deux temps. La première partie est marquée par son humour et sa badinerie. Fifi entre en scène, avec son imper hyper chic et sa bonhomie truculente. Installée en France après avoir rencontré un certain « Michel » sur le web, la jeune femme rentre en Afrique pour les vacances – le pays n’est jamais nommé ; imaginons la Guinée -. Elle y retrouve Binta, une amie d’enfance. Fifi lui raconte sa vie parisienne : les grands magasins, le tumulte de la capitale, l’amour partagé avec Michel. Et c’est au tour de Binta de narrer son quotidien : la grande précarité, les chahuts de ses enfants et les adultères de son mari Bachir. La première convainc la seconde de suivre son exemple. Les voilà sur Internet. Quelques clics plus tard, Binta croule sous les propositions. Rapidement, la culpabilité cède au désir d’une vie nouvelle. Et la jeune mère s’envole pour la France…
… Où elle déchante, on s’en doutait. Binta découvre la réalité parisienne. Elle se prostitue. De l’autre côté de la Méditerranée, son mari sombre dans une maison qu’il ne sait pas gouverner. Ses deux fils partent en vrille. En pater familias échaudé, il tentera de faire revenir à sa femme, vainement. Place aux deux fantômes du vol 520 : les enfants de Binta et Bachir (Hakim Bah en a fait des frères). Ces derniers veulent rejoindre leur mère disparue… Et pourquoi pas, tant qu’à faire, découvrir un Nouveau Monde, entreprendre des études et devenir quelqu’un… Leur désir coule de source, mais leur projet est délirant ; et la suite, tristement connue. Leurs parents se retrouveront devant leur cercueil, face à une nation abasourdie.
Sur les planches, Hakim Bah et Diane Chavelet ont opté pour un décor a minima (quelques chaises, une valise, un tas de vieilles fringues). Mais les artistes parviennent à donner un rythme infernal à leur mise en scène : la pièce avance comme un train envoyé à vive allure vers le drame absolu. Les mots de l’auteur enchantent par leur élégance, leur musicalité et leur précision. La bande sonore, triturée et accompagnée en live par Victor Pitoiset à la guitare électrique, créée des ponts entre l’Afrique et l’Europe, l’humour et l’horreur, la politique et l’intime. Quant aux trois acteurs, qui campent tous les personnages, ils sidèrent tous par leur justesse et leur polyvalence – mention spéciale pour les deux femmes au début du spectacle et leur bagout décapant. Une heure vingt pour atteindre de tels sommets, tout de même… Il fallait le faire.
Igor Hansen-Love – www.sceneweb.fr
A bout de Sueurs
Lanzmann éditeur
De Hakim Bah
Mise en scène Hakim Bah et Diane Chavelet
Avec Vhan Olsen Dombo, Claudia Mogumu, Diariétou Keita
Musique Pierre-Jean Rigal et Victor Pitoiset
Durée : 1h20
Lucernaire
Du 3 novembre au 5 décembre 2021
du mardi au samedi 21H dimanche 17H30
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !