Créé par Alice Carré et Margaux Eskenazi, Et le coeur fume encore raconte autant ce qu’on a longtemps appelé les « événements d’Algérie » que les difficultés à en délivrer des récits. Un spectacle remarquable.
La guerre d’Algérie reste un sujet bien délicat à porter au théâtre. Julie Bertin et Jade Herbulot s’y sont quelque peu cassé les dents l’hiver dernier au Vieux Colombier. Sur un thème connexe, Alexandra Badea également, lors de cette 73e édition du Festival d’Avignon. Dans son versant Off, deux jeunes femmes encore, Margaux Eskenazi et Alice Carré, s’y collent. Cette fois, pour notre plus grand bonheur.
Dans cette récurrence de la question algérienne – et de sa mémoire – chez de jeunes metteuses en scène, il faut certainement voir le signe d’une génération désireuse d’en finir avec le silence qui plombe une France incapable, depuis bien trop longtemps, de regarder son passé dans les yeux et de se réconcilier avec elle-même. C’est d’ailleurs ce silence, cette incapacité à dire ce qui s’est passé, qui constitue le fil rouge de Et le cœur fume encore, titre issu d’un poème de Kateb Yacine, un écrivain algérien à plusieurs reprises évoqué dans la pièce.
Dans leur capacité à faire entendre une pluralité de récits, une polyphonie de traversées de cette guerre, complémentaires et contradictoires – un des secrets de leur réussite –, Alice Carré et Margaux Eskenazi déploient une dramaturgie extrêmement habile qui alterne les focus sur des individus aux trajectoires diverses que l’on observe d’hier à aujourd’hui, et sur ce conflit, saisi à la croisée de l’histoire des arts et de l’histoire politique. Il en va ainsi du Cadavre encerclé, une pièce de Kateb Yacine jouée à Bruxelles en 1958, qui permet de suivre les premiers pas d’un membre du FLN ; de La bataille d’Alger, film de l’Italien Pontecorvo, sorti en 1965 et quasiment interdit en France jusqu’en 2004, qui relate le coup d’Etat de Boumédiène, trahison des espoirs démocratiques initiaux ; ou encore du procès de Jérome Lindon, éditeur du Déserteur en 1961, qui donne l’occasion d’aborder les questions de la torture et de la désobéissance. Rien n’est jamais direct, univoque dans ce spectacle. Tout fait théâtre, et se prête au jeu.
Si Et le cœur fume encore démarre un peu laborieusement, il se déplie petit à petit, sur presque deux heures, en offrant une variété remarquable dans les registres, une modulation très habile de l’espace scénographique, et un rapport entre fiction et réalité documentaire toujours en évolution. Car, cerise sur le gâteau, le projet de Margaux Eskenazi et Alice Carré s’appuie sur un travail de collecte de témoignages autour de la guerre d’Algérie, de participants de tous bords, qui vient imprégner la fiction de la force du réel. De surcroît, la distribution d’acteurs, qui jouent origines et sexes mélangés, redouble cette volonté de faire entendre une histoire multiple et soutient la promesse d’un avenir qui saura s’émanciper des fractures du passé. Ils et elles sont d’ailleurs très bons. Si bons que dans Et le cœur fume encore, on rit, on a les larmes aux yeux. Le plaisir du théâtre enfle à en devenir jubilatoire. Et fait grandir avec lui la promesse d’un avenir qui trouve des voies pour intégrer son passé, ainsi que la certitude que le théâtre est infiniment capable d’y contribuer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Et le coeur fume encore
Conception, montage et écriture Alice Carré et Margaux Eskenazi
Avec des extraits de Kateb Yacine, Assia Djebar, Jérôme Lindon et du Cadavre encerclé de Kateb Yacine et la préface d’Edouard Glissant, publiés par les Éditions du Seuil
Mise en scène Margaux Eskenazi
Avec Armelle Abibou, Elissa Alloula, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle, Raphael Naasz, Christophe Ntakabanyura et Eva Rami
Collaboration artistique Alice Carré
Espace Julie Boillot-Savarin
Lumières Mariam Rency
Création sonore Jonathan Martin
Costumes Sarah Lazaro
Vidéo Mariam Rency et Jonathan Martin
Avec les voix de Paul Max Morin, Nour-Eddine Maâmar et Eric Herson-MacarelProduction La Compagnie NOVA et FAB – Fabriqué à Belleville
Avec le soutien du Conseil Régional d’Ile-de-France, de la ville des Lilas, du Conseil Départemental du 93, de Lilas-en-Scène, de la Ferme Godier (dans le cadre de la résidence action et territoire de la DRAC Ile-de-France), du Studio Théâtre de Stains, du Collectif 12, du Centre Culturel de la Norville, d’Arcadi, de la Région Ile-de-France et de la Grange Dîmière à Fresnes, de la fondation E.C Art Pomaret, de la SPEDIDAM
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Remerciements La Compagnie Nova remercie chaleureusement pour leur témoignages, confidences, dialogues et confiance toutes les personnes que nous avons rencontrées et qui nous ont permis de créer ce spectacle : Abdel-Ghani, L’Académie française, Kemal Alloula, Rachid Aous, Association les 4 ACG, Malek Bensmaïl, Raphaëlle Branche, Anna Brugnacchi, Olivia Burton, le Centre culturel algérien de Paris, le Cercle algérianiste de Marseille, Kevin Durst, Les Editions de Minuit, L’équipe du Collectif 12, Najib El Arouni, Annie Eskenazi, Frédéric Fachena, Sylvie Glissant, Alyne Gonzalès, Sarra Grira, Lazare Herson-Macarel, Stanislas Hutin, Amine Khaled, Luc Khiari, Ghislain Levy, Paul Max Morin, Nicolas Morzelle, Michel Naman, Raphael Naman, Robert Naman, Kamel Ouarti, Claire Ollivier, Rahim Rezignat, Benjamin Stora, L’équipe du Studio Théâtre de Stains, Claudie Tabet, Salima TenficheDurée : 1h45
TGP Saint-Denis
Du 30 sep au 11 oct. 2020
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h30
relâche le lundiVilleurbanne – TNP
Du mar. 01/12/20 au dim. 13/12/20Espace Culturel André Malraux – ECAM
Le Kremlin-Bicètre
Le 30/01/2021
20:30La Comédie de Béthune
Du jeu. 11/02/21 au ven. 12/02/21
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