Avec Le Raz de Marée, spectacle joué pour la première fois en France, le collectif anversois SKaGeN explore la question de l’empathie et du refus du déni à travers le drame personnel d’un couple confronté à la mort de personnes réfugiées.
L’on entend souvent, au sujet du Festival d’Avignon – In comme Off, d’ailleurs –, qu’il serait une caisse de résonance de l’actualité et des enjeux traversant notre société contemporaine. À voir l’inflation de spectacles traitant des questions de l’exil, des migrations, des réfugiés, cette hypothèse n’a rien d’infondée. Si nombre d’artistes abordent ces problématiques par le théâtre documentaire et la mise en scène de témoignages – le goût pour une parole supposément « vraie » semblant actuellement obséder le théâtre contemporain –, c’est par le prisme de la fiction que le collectif de théâtre anversois SKaGeN choisit de s’emparer de ce sujet.
Dans Le Raz de Marée, pièce écrite par Paul Verrept et interprétée par Clara van den Broek, co-fondatrice de SKaGeN, une femme est seule au plateau. Lorsque les spectateurs prennent place dans la salle, elle est déjà là, la douce luminosité de la scène permettant de l’observer à loisir. Assise au centre, les jambes croisées, tout dans sa toilette et sa mise indiquent une classe sociale assez aisée : robe apprêtée, chaussures à talon, cheveux impeccablement tirés, maquillage léger. Les yeux baissés, elle se tient immobile sous un grand luminaire doré, tandis qu’autour d’elle le chaos règne. Dans cet espace évoquant une salle de réception un peu désuète ou une salle de petit-déjeuner telles qu’en comptent certains hôtels, le mobilier est en grande partie à terre, sens dessus dessous.
Bientôt les lumières changent, deviennent plus froides, et la femme commence à parler, levant progressivement les yeux vers le public. « Tu as réaménagé la maison. Et elle est magnifique. » Elle raconte alors aux spectateurs sa vie, s’adressant par ce « tu » à eux comme s’ils étaient son époux – manière de nous inclure directement dans ses réflexions. Avec lui, elle a vécu des jours paisibles, installée dans le confort ouaté d’une maison en bord de mer. Couple isolé et reclus dans le silence et l’amour, l’homme et la femme se sont ainsi construit un univers paisible, retiré : « Parfois je crois que je n’ai jamais rien voulu d’autre. La maison, la mer, et nous. » Jusqu’au jour où le couple aperçoit depuis la baie vitrée de leur habitation cinq corps d’adultes échoués sur la plage. D’hésitante, sa voix et sa posture deviennent insensiblement plus fermes, soulignant comment cet événement traumatique creuse l’écart entre eux. Tandis que lui, indifférent, entend continuer sa vie comme si de rien n’était, elle, peine à oublier. Une seconde découverte macabre, d’un enfant, cette fois, achève de consommer la rupture.
Le Raz de Marée déroule ainsi la prise de conscience de la femme du monde qui l’entoure. Les divergences avec son compagnon l’amènent à quitter l’univers clos du déni, du refus de savoir, des petits arrangements avec la réalité pour ne pas voir. Ce cheminement fondé sur l’empathie effectué dans une ville étrange par son absence d’habitants, Clara van den Broek le réalise d’une main de maître. Dans une interprétation rigoureuse, hiératique, la comédienne évolue de la réserve au désarroi et à la détermination, esquissant avec subtilité tous ces sentiments. Le patient processus de remémoration – marqué par une langue aussi économe que poétique – passe également par l’imaginaire. Tandis qu’une enfant surgit sur scène lors de la fuite de la femme de la maison, et évolue ensuite en parallèle d’elle, des ombres de personnes en exil viennent progressivement investir le lieu. Si ces images projetées – signées, comme la création sonore et lumières, par Eric Engels – accentuent le sentiment de trouble diffus, la présence de la fillette comédienne s’avère, elle, anecdotique.
Avec finesse, Le Raz de Marée renvoie chacun à son comportement face à ce qu’on désigne hypocritement comme « la crise des réfugiés ». L’inquiétude que distille la pièce est d’autant plus ambiguë que l’itinéraire de la femme est marqué par l’impuissance, et se referme sur une possible inversion des rôles : et si elle était « eux », et si « ils » étaient « elles ». Sans moralisme appuyé, l’empathie et l’identification débouchent sur un libre positionnement de chacun, énoncé dans une hypothèse finale : « Peut-être avons-nous le choix. »
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le Raz de Marée
de Paul Verrept
Version française Monique Nagielkopf
Mise en scène Clara van den Broek, Paul Verrept, Eric Engels
Avec Clara van den Broek, Hera Hammenecker/Aurelie Weisbrich
Costumes: Barbara De Laere
Lumières, son, vidéo Eric Engels
Chorégraphie Randi De VliegheProduction Cie SKaGeN
Avec le soutien de Villanella/DEStudio (Anvers), la Communauté Flamande et Flanders LiteratureDurée : 1 heure
Festival Avignon Off 2019
La Manufacture / Château de St Chamand
du 5 au 25 juillet à 19h20 – Relâches les 11 et 18 juillet
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