Avec Celle qui revient là, celui qui la regarde, la Compagnie des Airs entendus emmenée par la comédienne Céline Pitault porte brillamment la langue de la poétesse russe Marina Tsvetaeva.
Celle qui revient là, celui qui la regarde : cet intitulé peut sembler étrange, sa tournure un brin affectée. La formule définit pourtant au plus juste le spectacle mis en scène par Ludovic Longelin et interprété par Céline Pitault et Renaud Hézèques. La comédienne y opère un retour sur l’œuvre de la poétesse russe Marina Tsvetaeva en adaptant des textes tirés de ses carnets, de ses vers et de sa prose, et la mise en scène déplie le parcours d’une femme isolée, toujours sous le regard des autres – enfant, époux, pouvoir politique.
D’abord, l’obscurité. Tandis que quelques notes lointaines résonnent, un doux halo de lumière révèle une femme à l’avant-scène. Vêtue à la russe – veste et chaussures d’hiver, châle coloré sur la tête –, elle commence à parler avec calme et douceur, tandis qu’en fond de scène un jeune homme se déplace lentement, en mangeant des friandises. Lui qui ne porte qu’un pantalon retenu par des bretelles sur son torse nu, des bottes de pluie, et dont les cheveux courts sont impeccablement coiffés, se tient à proximité de meubles sommaires : deux tables en bois décaties collées l’une à l’autre, avec chacune une valise glissée sous elle, deux chaises, et derrière l’ensemble une fenêtre aux carreaux brisés. Ils ne dialogueront pas, et chacun suivra son itinéraire, occupera son propre espace. Pour autant, l’homme ne va pas cesser de la regarder, de l’écouter, redoublant par sa présence l’attention que nous, spectateurs, lui portons.
Car c’est elle que l’on écoute de bout en bout, transmettre avec un jeu maîtrisé, sans excès ni spectaculaire, la langue et le parcours de Marina Tsvetaeva. Née en 1892 en Russie, la poétesse éprouve tout au long de sa vie l’exil. Partant en 1922 à Prague avec ses deux enfants pour retrouver son époux Sergueï Efron – qui avait rejoint l’armée blanche –, la famille se rend ensuite à Berlin, avant de s’installer pour quatorze ans à Paris. Le retour en Russie en 1939 n’apporte rien de bon : leur vie à l’étranger les rendant suspects aux yeux du pouvoir stalinien, Marina Tsvetaeva peine à gagner de quoi subsister. Efron sera fusillé en 1941, leur fille Alia internée dans un camp pendant plusieurs années. Suite à l’invasion allemande de juillet 1941, la femme et son fils Murr partent pour la République de Tatarie, et c’est là qu’elle se pend un mois plus tard. Cette vie troublée, marquée par l’exil, l’isolement, la précarité et les drames, et qui est ici dépliée dans un récit chronologique, transparaît dans une langue au lyrisme pur. Il y a quelque chose de lumineux chez Marina Tsvetaeva, et les défaites, les dépits amoureux, l’absence d’illusions sur la réalité politique de son environnement n’empêchent pas une soif d’absolu. Une passion qui s’incarne dans la différence de partition des deux comédiens.
Alors que la femme occupe de bout en bout un espace mental, loin des contingences matérielles, où elle ne possède que la parole, l’homme évolue dans le réel. Changeant de costumes au fil du spectacle, ce personnage masculin endosse diverses figures, pour certaines allégoriques. Tantôt il campe une figure d’autorité et de pouvoir inquiétante et diffuse, dont l’absurdité des gestes dit peut-être l’arbitraire des actions, tantôt il renvoie à l’époux jadis aimé ou à l’enfant chérissant son jouet. Ce rôle de contrepoint n’est pas aisé à tenir, et certaines images proposées sont appuyées, un peu trop illustratives. Néanmoins, cette présence masculine en sourdine et aux gestes parfois insensés n’en rend que plus lisible la lente asphyxie sociale, politique et affective qui troubla Marina Tsvetaeva. Ce parcours se clôt sur deux lettres d’adieu de la poétesse, dont l’une adressée à son fils Murr. Avec une douceur infinie dans la voix, la comédienne porte jusqu’au dernier instant la pureté absolue de cette langue : « Ce n’est pas moi qu’on mettra en terre, non, ce n’est pas moi / Et ma cendre sera plus chaude que leur vie. »
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Celle qui revient là, celui qui la regarde
Texte Marina Tsvetaeva
Adaptation Céline Pitault
Mise en scène Ludovic Longelin
Avec Céline Pitault, Renaud Hézèques
Créateur lumière Frédéric FournyProduction Les Airs Entendus
Coréalisation Théâtre de l’Espoir en accord avec les Airs Entendus
Avec le soutien de la Spedidam, de la ville de Boulogne-sur-Mer, la Fondation Anne-Marie Schindler, le mécénat d’entreprise M4S et en partenariat avec Becomart à Genève.
Le spectacle a bénéficié d’une résidence de création à Boulogne-sur-MerDurée : 1h05
Festival d’Avignon Off 2019
Présence Pasteur
du 9 au 28 juillet à 19h30 – Relâches les 9, 16 et 23 juillet
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