A l’aide d’un dispositif scénique et sonore particulièrement soigné, Jean Bellorini transforme le roman de Pouchkine en un conte poétique susurré à l’oreille des spectateurs. Un moment de théâtre hors du temps.
Jean Bellorini se plait, décidément, au contact de l’âme russe. Après avoir dirigé la troupe de l’Alexandrinski dans Kroum d’Hanokh Levin et adapté, avec moins de réussite, Les Frères Karamazov de Dostoïevksi, le patron du Théâtre Gérard Philipe s’attaque à un nouveau monument de la Grande Russie, Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine. Des 5523 vers d’origine, le metteur en scène a choisi d’en conserver plus de 4000 qu’il a répartis entre ses cinq comédiens. Plutôt que d’en incarner les différents personnages, tous deviennent les conteurs, les passeurs de ce roman total où, au fil des octosyllabes, la langueur se mêle à l’ennui, la mélancolie au romantisme et l’amour au drame.
Car Eugène Onéguine est une figure bien de son temps, les deux pieds ancrés dans ce XIXe siècle russe, où les journées d’errance de l’aristocratie dorée ont inspiré tant et tant d’écrivains. Lassé de la vie mondaine de Saint-Pétersbourg, le jeune homme se retire dans un domaine hérité de son oncle. Passé un temps de solitude, il rencontre Lenski avec qui il noue une amitié “pour tuer le temps”. Ce poète tombé du nid se presse de lui avouer son amour pour Olga, chez qui les deux compères sont rapidement invités. C’est là qu’Onéguine croise Tatiana, sa soeur aînée, qui se prend immédiatement de passion pour le nouvel arrivant, tellement bouffi de spleen qu’il l’éconduira froidement.
Pour installer les spectateurs au plus près des voix et des coeurs de ce quatuor amoureux, Jean Bellorini a fait le choix d’un dispositif en bi-frontal qui instaure une proximité immédiate entre les comédiens et le public. A mi-chemin entre la pièce radiophonique et la représentation théâtrale, l’écoute de cette proposition singulière se fait à l’aide d’un casque qui donne, instantanément, un sentiment d’intimité, et permet de propulser le texte en un murmure. Façonnés par une langue à la beauté renversante, les vers de Pouchkine, magnifiquement traduits par André Markowicz qui s’est attaché, au long de 28 années de travail, a en conservé la métrique, les accents rythmiques et les rimes, brillent alors par leur musicalité, intense. Epaulé par la réalisation sonore de Sébastien Trouvé, où les bouchons de champagne sautent, les chevaux trottent et les feux d’artifice fusent, Jean Bellorini ouvre grand les portes d’un imaginaire à l’attrait onirique, conforme à l’atmosphère éthérée et fantasmagorique dans laquelle baignent les personnages de Pouchkine.
Parfois monotone, chantonnante, comme rattrapée par la langueur d’Onéguine, l’appropriation par les comédiens – et tout particulièrement Gérôme Ferchaud qui dispose du phrasé le plus moderne, débarrassé de toute sophistication – de ce matériau aussi riche que complexe se fait, malgré tout, engagée et convaincante, notamment lors des quelques bulles d’improvisation. Elles permettent d’instaurer des ruptures avec le côté “berçant” de l’ensemble, d’en stimuler la légèreté, et d’en révéler, en contre-point, la beauté, simplement éclairée à la lueur d’une bougie.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
ONÉGUINE
D’APRÈS EUGÈNE ONÉGUINE DE
Alexandre Pouchkine
TRADUCTION
André Markowicz
MISE EN SCÈNE
Jean Bellorini
Avec Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy WalletAdaptation Jean Bellorini, Mélodie-Amy Wallet | Création sonore, recomposition, réalisation Sébastien Trouvé | Direction musicale, arrangements, flûte Jérémie Poirier-Quinot | et les musiciens Florian Mavielle (violon), Benjamin Chavrier (violon), Barbara Le Liepvre (violoncelle), Julien Decoret (contrebasse), Anthony Caillet (euphonium) | Assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet | Scénographie Jean Bellorini | Lumière Jean Bellorini
Le texte est publié aux éditions Actes Sud, collection Babel.
Production Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis.
durée estimée : 1h30
TNP de Villeurbanne
du jeudi 03 juin
au samedi 26 juin 2021
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