Après un long compagnonnage avec Shakespeare, le metteur en scène britannique exhume une pièce étonnante de l’un de ses contemporains, Francis Beaumont. Écrite au XVIIe siècle, mais forte d’un propos d’une criante modernité, The Knight of the Burning Pestle interroge le rôle du théâtre et le confronte, au long d’un texte en dents de scie, aux attentes du public.
Sur la scène du théâtre des Gémeaux, Le Marchand de Londres – dans une allusion à peine voilée au Marchand de Venise de Shakespeare – commence presque classiquement, forgée par les gimmicks de moult créations théâtrales contemporaines. Autour d’un cube central en guise de décor minimaliste, les comédiens, vêtus de couleurs sombres, s’avancent, raides comme des piquets, pour interpréter, avec le plus grand sérieux, une pièce en forme de mélo tragique. Soudain, le spectacle s’interrompt. Dans le public, deux épiciers s’indignent et s’invitent bientôt sur le plateau pour réclamer des décors fastueux et une intrigue qui les sorte de l’ennui dans lequel les premières tirades les ont plongés. Ils ont d’ailleurs une idée. Pourquoi ne pas créer un personnage de chevalier qui pimenterait le tout ? Leur apprenti Rafe, présent dans la salle, pourrait faire l’affaire et endosser le rôle, ridicule à souhait, du chevalier de l’ardent pilon.
Sous le regard du couple tyrannique désormais aux premières loges, les comédiens, un brin décontenancés, s’exécutent et le spectacle tourne à la farce satirique. Alors que la compagnie résiste et met tout en œuvre pour poursuivre sa représentation, le duo se fend de commentaires et s’en prend régulièrement aux choix de mise en scène, mais aussi à la dramaturgie de la pièce en conseillant aux personnages d’adopter telle ou telle attitude alors qu’il n’y comprend pas grand-chose. Dans l’adaptation qu’il propose de The Knight of the Burning Pestle, Declan Donnellan se laisse, dans un premier temps, piégé par le côté systématique, et daté, du texte de Francis Beaumont. Parce qu’il n’ose pas reproduire les attentes d’un certain public contemporain, le metteur en scène britannique se repose sur les saillies du couple qui, au mieux, font vaguement sourire, et restent trop irrégulières pour damer le pion à une intrigue principale dont l’intérêt reste plus que limité.
A la force du jeu des comédiens du Théâtre Pouchkine, dirigés d’une main de maître par Declan Donnellan, la machine dramatique se redresse dans une seconde partie, lorsque la troupe du Marchand de Londres, de guerre lasse, lâche la bride et la confie aux deux pieds nickelés. Bouffis d’assurance, forts de cette autorité qu’ils tiennent de leur statut social, ils se fendent de deux scènes grotesques, aux goûts plus que douteux, l’une de cape et d’épée, l’autre de cabaret cheap. A grand renfort de lumières criardes, de costumes kitsch et de musique bas de gamme, ils manipulent les comédiens, devenus pantins, et transforment le théâtre en simple divertissement.
Tendu avec une précision extrême par Declan Donnellan, le piège, d’un cynisme sans bornes, se referme alors sur le public. Une partie des (vrais) spectateurs des Gémeaux se met alors à applaudir en rythme, à acclamer, en fin de partie, ces moments scénographiquement grossiers et intellectuellement ineptes, jusqu’à nous donner le vertige. Comme Francis Beaumont qui, en son temps, s’inquiétait de la montée d’un mouvement populaire hostile à l’art et au théâtre, le metteur en scène britannique pose, en creux, les questions qui fâchent : à quoi doit servir le théâtre ? Doit-on donner au public ce qu’il attend ? Comment faire du théâtre populaire ? Autant d’interrogations qui restent, au terme de la pièce, en suspens, et auxquelles il nous appartient désormais de répondre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Marchand de Londres
D’après The Knight of the Burning Pestle de Francis Beaumont
Mise en scène, Declan Donnellan / Compagnie Cheek by Jowl / Théâtre Pouchkine de Moscou
Scénographie, Nick Ormerod
Avec Alexander Feklistov, Agrippina Steklova, Nazar Safonov, Sergei Miller, Anna Vardevanian, Kirill Chernyshenko, Andrei Kuzichev, Alexei Rakhmanov, Anna Karmakova, Danila Kazakov et Kirill Sbitnev
Création lumière, Alexander Sivaev
Compositeur, Pavel Akimkin
Chorégraphie, Irina Kashuba
Assistant à la mise en scène, Igor Teplov
Production Cheek by Jowl et le Théâtre Pouchkine de Moscou ; Coproduction Les Gémeaux, Sceaux / Barbican Centre, Londres / Centro Dramático Nacional, Madrid (INAEM)
Durée : 1h40
Les Gémeaux, Sceaux
Du 16 janvier au 2 février 2019
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