Dans Terres invisibles, Sandrina Lindgren et Ishmael Falke se livrent à une saisissante cartographie intime de l’exil. Après Les Giboulées à Strasbourg, ils poursuivent leur route, et passent par le Festival MARTO 2019.
Au milieu d’une cinquantaine de spectateurs installés en cercle autour d’eux, Sandrina Lindgren et Ishmael Falke de la compagnie finlandaise LIvsmdlet Theater se tiennent assis côte à côte. L’air tranquille, malgré les alarmes et les tirs qui résonnent derrière eux. Malgré une menace dont ils ne diront rien, pas plus que la voix off que l’on entendra plus tard et dont on ne comprendra pas grand-chose. Et pour cause, nous précise-t-on avant le début du spectacle, la langue employée n’existe pas. Les deux artistes se regardent. Ils allument une cigarette qui est aussi un signal de départ : celui de l’entrée de Terres invisibles dans le règne de l’objet. Ou plutôt du « Corps-Objet-Image », nom du projet défendu par Renaud Herbin depuis son arrivée en 2012 à la tête du TJP – Centre dramatique national de Strasbourg.
Une fois les cigarettes réduites en cendres – ce qui place d’emblée l’objet dans le voisinage de la mort –, le dos d’Ishmael Falke devient paysage. Terre d’accueil pour les petites figurines colorées que Sandrina Lindgren lui colle sur la peau, le long de sa colonne vertébrale qui se fait chemin. La précision, l’intensité de chaque mouvement fait de Terres invisibles une sorte de rituel d’intégration d’une réalité le plus souvent rejetée hors champ par les médias occidentaux. Celle des migrants d’hier et d’aujourd’hui. Des déplacés de partout.
Les deux artistes affirment ainsi un des gestes les plus explicitement politiques de la dernière édition de la biennale Les Giboulées (16-24 mars 2018) où ils ont été programmés. Non seulement par leur manière d’aborder l’exil, mais aussi, selon les termes employés par Renaud Herbin en introduction du troisième numéro de l’excellente Revue COI[i] parue à l’occasion du festival pour décrire l’art du marionnettiste : par leur « déplacement systématique de la figure de l’humain » qui nous invite à « reconsidérer notre vision anthropocentrée du monde ».
En se jouant des frontières habituelles entre l’humain et le non-humain, Sandrina Lindgren et Ishmael Falke créent une « zone d’incertitude sur la nature exacte des choses ». Un univers flottant, très librement inspiré des Villes invisibles d’Italo Calvino, récit enchâssé où des dialogues entre l’empereur Kubilaï Khan et Marco Polo cohabitent avec des descriptions de villes étranges aux noms de femmes. Avec sa langue imaginaire et ses corps-territoires qu’il soumet à bien des contorsions, le duo se dépouille de tout signe d’identité pour construire une cartographie sensible et imaginaire de l’exil. Où l’homme devient nature et où l’objet devient homme.
Pour se faire désert immense, route interminable ou mer profonde, les deux interprètes ont autant recours à la chorégraphie qu’à la vidéo. En agrandissant leur nuque ou leur ventre, la caméra manipulée à vue accentue le brouillage entre peau et plastique. Elle crée un espace singulier, que seuls viennent affaiblir quelques dialogues en français. Heureusement, ces bribes de réalisme s’effacent vite devant l’engagement physique et la délicate manipulation des deux artistes. Au croisement du corps, de l’objet et de l’image, l’exil se dit sans pathos dans Terres invisibles. Dans un subtil questionnement du rapport de l’homme à son environnement.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Terres invisibles
Conception et interprétation : Ishmael Falke et Sabrina Lindgren
Musique : Niklas Nybom
Lumière : Jarkko Forsman
Dédié à la mémoire de Dima Tulpanov, collaborateur de ce projet
Production Livsmedlet
Avec le soutien de Suomen Kulttuurirahasto, Fondation de l’art en Finlande, Centre des promotions des arts, Centre de diffusion artistique
Durée: 50 minutes
Festival MARTO 2019
VENDREDI 15 MARS À 10H30, 14H30 & 19H00 |THÉÂTRE DES SOURCES (sous chapiteau) | FONTENAY-AUX-ROSES
SAMEDI 16 MARS DANS LA NUIT DE LA MARIONNETTE | THÉÂTRE JEAN ARP | CLAMART
SAMEDI 23 MARS À 17H00 & 20H30 | THÉÂTRE FIRMIN GÉMIER / LA PISCINE | CHÂTENAY-MALABRY
DIMANCHE 24 MARS À 15H00 & 19H00 | THÉÂTRE VICTOR HUGO | BAGNEUX
MARDI 26 MARS À 20H30 & MERCREDI 27 MARS À 19H30 | THÉÂTRE 71 | MALAKOFF
[i] Revue Corps-Objet-Image, Ré-animation, numéro 03, mars 2018.
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