Marion Siéfert reprend Le grand sommeil, spectacle qui en 2018 l’avait révélée comme metteuse en scène en compagnie de l’extraordinaire comédienne Helena de Laurens. Une pré-ado entre dans le corps d’une jeune femme et c’est tout le théâtre qui prend un coup de jeune. A découvrir absolument aux Bouffes du Nord.
Ça avait été un coup de tonnerre. Le milieu avait déjà repéré Marion Siéfert quand elle performait dans son 2 ou 3 choses que je sais de vous. Mais en 2018, avec Le grand sommeil, la révélation était devenue plus détonante encore, augmentée de celle d’Helena de Laurens, l’unique et formidable interprète du spectacle. Depuis, l’ascension de Marion Siéfert est irrésistible et tellement méritée à nos yeux. Dans un mois, elle donnera Daddy pendant trois semaines au Théâtre de l’Odéon. Une sorte de première consécration dans un parcours de dynamitage du théâtre contemporain qui, on l’espère, ne s’arrêtera jamais. Pour l’heure, aux Bouffes du Nord, ceux qui, comme nous, avaient manqué la première phase du grand sommeil ont donc le droit à une session de rattrapage. Il serait vraiment dommage de ne pas en profiter.
Le spectacle claque effectivement autant que le fera Jeanne Dark deux ans plus tard. Bitch better have my money de Rihanna lancé à pleins tubes donne le ton. Helena de Laurens apparaît en fond de scène, à la fois hésitante et malicieuse. Le sourire aux lèvres de celle qui a préparé son coup, une folie dans les yeux, un truc diabolique et timide tout en même temps. Grande bringue en collant rouge, pull rouge et jupe écossaise, elle se met à balancer au-dessus de sa tête un sac plastique bleu arrimé à un long cordon blanc, puis à tournoyer avec lui comme une lanceuse de marteau. Vague sentiment de menace dans le public. Envie de rire. Le sac vire de plus en plus près des têtes des spectateurs. La musique est toujours à fond.
Marion Siéfert aime à dire qu’elle souhaite diviser, les spectateurs, mais aussi chacun, de l’intérieur, qui ne saurait pas trop s’il faut rire, se méfier, s’interroger. Le rapport qu’elle construit avec le public tient d’une forme de provocation, qui ne se montre pas comme telle. Au bord mais toujours maîtrisée, sa théâtralité fourmille d’idées. Helena de Laurens, on se dit, doit faire souffler un vent de folie dans ses improvisations au plateau que Marion Siéfert fertilise à merveille. Au départ du projet, il y avait aussi la jeune cousine de Marion, Jeanne, 11 ans. Ses parents, d’accord tout d’abord, ont commencé à prendre peur, avec les plaintes de leur enfant et les mises en garde des médecins des commissions administratives.
Le dossier de presse dit que le spectacle traite de la manière dont l’Art peut dépasser les raideurs de notre société. Mais on ne saurait pas trop dire quel est le sujet. Car il y a à l’image de ce sac qui vole un mouvement perpétuel et quelque chose qui échappe sans cesse sans que le spectacle ne soit en rien compliqué. On y distingue toutefois l’intense plaisir de jouer à travers les grimaces et les contorsions d’Helena de Laurens ; quelque chose qui se moque de nous également, depuis l’enfance. Les adultes ont peur, font peur avec leurs gros yeux. Ils sont ennuyeux avec leurs discussions auxquelles on ne comprend rien. Mais aussi quelque chose qui regarde l’enfance depuis l’adulte. Ce corps qui se sexualise comme involontairement. Cette Helena qui retrousse sa jupe sur ses fesses, innocence mêlée à la malice des artistes.
Toujours est-il que Marion Siéfert a transformé l’accident de parcours en dispositif. Ce sera Jeanne qui habitera le corps d’Helena. « Je suis Jeanne et j’ai onze ans », commence cette dernière une fois que Rihanna et son sac bleu sont retombés. Et de là, elle se met à raconter du point de vue de la jeune fille cette histoire d’un spectacle empêché, qui fait ainsi spectacle. Cette Jeanne dans le corps de la grande bringue, ça donne un être hybride, « l’enfant grande ». Les deux se sont vampirisées comme c’était leur projet initial de sucer les rêves des spectateurs. Pas d’incarnation psychologique donc. Pas de voix trafiquée. Mais des changements de couleurs, incessants, le tout dans une folie à la fois hilarante et inquiétante, qui ne devient jamais vraiment l’une, ni vraiment l’autre.
Toujours en équilibre. De quoi garder le spectateur en tension, qui se demande où ça va le mener. A Rihanna bien sûr, qui clôt l’ensemble à fond, à nouveau. Entre les deux, une performance d’actrice ébouriffante, des images qui traversent le plateau – une natte, une médecin toute retournée, un tampon, une longue vue, un pénis en plastique… – et des pensées qui traversent l’esprit sans savoir où s’arrêter. Si, là-dessus où elles reviennent sans arrêt, qu’il y a là du talent, énormément de talent, et des formes nouvelles en train de s’inventer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Le grand sommeil
mis en scène par Marion Siéfert
chorégraphie, collaboration artistique et interprétation Helena de Laurens
avec la participation de Jeanne
scénographie & assistanat à la mise en scène Marine Brosse
lumière Marie-Sol Kim, Juliette Romens
création sonore Johannes Van Bebber
costumes Valentine Solé
administration Sandra Orain
production Ziferte Productions avec le soutien du Studio Naxos (Francfort), du Théâtre Nanterre Amandiers, de la Ménagerie de verre dans le cadre du Studiolab, du Centquatre dans le cadre de la résidence d’essai, du CND – mise à disposition de studio, de la Briqueterie – CDC du Val de Marne, du Kulturamt Frankfurt, de la Hessische Theaterakademie, du Kulturamt Gießen, Gießener Hochschule Gesellschaft, Asta der Justus Liebig Universität Gießen, Université Paris Ouest Nanterre, de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse et de la mairie de Chevaline.Durée : 1h10
Théâtre des Bouffes du Nord
Du 12 au 21 avril 2023
Du mardi au samedi à 20h
En fait, il est très difficile de déceler dans ce compte rendu le propos de cette production. À part manifestement une performeuse survoltée sur le plateau et l’idée qu’il faut dynamiter le théâtre, rien n’est analysé des intentions, éventuelles, de l’équipe artistique. Si l’enthousiasme est toujours agréable à lire, il peut aussi être très réducteur intellectuellement et assécher cruellement l’intérêt d’une critique.
J’imagine que le propos de Marion Siefert dépasse la simple provocation pour interroger des tendances profondes de notre société… Enfin, je le lui souhaite en tout cas, sinon regarder des enfants sauter à pieds joints dans une flaque me suffit en terme de transgression naïve et joyeuse. Pas la peine de mobiliser les ressources d’un théâtre national et d’une palanquée de coproducteurs. Du coup me voilà obligé d’aller vérifier par moi-même le travail de cette étoile montante du théâtre contemporain si ce spectacle passe un jour à ma portée. Le précédent Jeanne Dark, vu dans les mauvaises conditions du COVID d’alors il est vrai, m’avait semblé être à côté de son propos dans sa préoccupation à illustrer la réalité.
Je nuance mon commentaire précédent. Pour l’auteur de la critique : vous avez effectivement précisé dès le début de votre texte qu’il est difficile de déceler le sujet de ce spectacle. Il est donc logique que la lecture de votre compte rendu nous laisse également dans le flou.