Soutenue par la mise en scène précise et rythmée de Rémy Barché, la pièce de Baptiste Amann dissèque avec acuité les dynamiques d’une cellule familiale de notre temps. Sous ses airs ordinaires, entre l’entrée, le plat et le dessert d’un repas dominical, elle parvient à dénicher le théâtral dans le banal.
« On peut faire théâtre de tout », intimait Antoine Vitez alors directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry. En écrivant et mettant en scène « La Truite », Baptiste Amann et Rémy Barché ne font pas autre chose que suivre ce mantra. Commune, banale, la famille qu’ils portraiturent l’est sous toutes les coutures. Chez eux, il n’est pas question d’adultère, de meurtre ou d’inceste comme la scène théâtrale en voit tant. Pour couvrir les quelques trimestres qui les séparent de la retraite, un couple de sexagénaires vient simplement d’ouvrir une boulangerie bio dans un petit village. L’anniversaire du père est l’occasion pour eux d’organiser un déjeuner dominical avec leurs trois filles qu’ils voient peu. Toutes sont en couple, apparemment équilibrées. Les deux premières sont déjà mères, quand la petite dernière se plait à parcourir le monde pour le photographier sous les meilleurs angles. Une famille somme toute normale, trivialement de notre temps. Et pourtant, sous le vernis bienséant, couvent des failles, plus ou moins perceptibles. Alors que le père a une importante annonce à faire, une sombre histoire de truite va faire dérailler le sempiternel rituel entrée-plat-dessert.
Dans un tout autre genre que son ambitieuse trilogie « Des territoires », mais avec la même aisance et la même patte de jeune dramaturge, la pièce de Baptiste Amann est beaucoup plus riche que ses airs ordinaires ne pourraient le laisser penser. Préférée à la traditionnelle blanquette par l’une des trois filles conformément à son régime lacto-pesco-végétarien, la truite catalyse bon nombre de flux et reflux intra-familiaux, irrigués par les courants sociétaux. Elle exprime la force des convictions intimes et le vif besoin de ne pas ressembler à ses parents, ravive les blessures enfantines et les querelles générationnelles, dynamite ces rails construits par les parents pour protéger leurs enfants jusqu’à les étouffer. Entre monologues lyriques et échanges groupés qui témoignent d’une grande acuité sur la cellule familiale de notre époque, l’écriture affûtée de Baptiste Amann, à mi-chemin entre rire et gravité, croque sans caricature toutes les complexités des dynamiques familiales, à la fois cocon protecteur et piège sclérosant. Par les truchements réflexifs de sa fine plume, c’est bien du banal que naît le théâtral.
A l’avenant, la mise en scène de Rémy Barché ne cherche jamais à en faire trop. Moderne sans être sophistiquée, audacieuse sans être grandiloquente, elle apporte juste ce qu’il faut de dynamisme pour soutenir le rythme, savamment travaillé, de la pièce. D’autant plus précise qu’elle est la clé de voûte du spectacle, sa direction d’acteurs sait se faire intense dans les moments-phares – monologues-confessions des parents, récit de « l’accident » de l’un des gendres – et plus légère dans les séquences de troupe – scène du karaoké, montage du lit pour bébés. En mère control freak et en père taiseux, Christine Brücher et Daniel Delabesse se démarquent, tout comme Samuel Réhaut et Julien Masson dans leurs rôles respectifs de pièces rapportées un peu lourdingue et mal-aimée. Tous illustrent ces sentiments ambivalents qui traversent bon nombre de familles, où l’amour peut être teinté de mépris, où la cohésion peut parfois tanguer avant de se reconstruire, où l’ordinaire a finalement toujours quelque chose d’extraordinaire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Truite
Texte Baptiste Amann
Mise en scène Rémy Barché
Avec Suzanne Aubert, Marion Barché, Christine Bücher, Daniel Delabesse, Julien Masson, Thalia Otmanetelba, Samuel Réhaut, Blanche Ripoche et la voix de Baptiste Amann
Assistanat à la mise en scène Alix Fournier-Pittaluga
Scénographie et costumes Salma Bordes
Lumières et régie générale Florent Jacob
Son Antoine Reibre
Régie plateau Mohamed Rezki
Coproduction La Comédie de Reims–CDN, Compagnie Moon Palace
Avec le soutien de Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaines, de la région Ile-de-France, de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon-CNES, de l’ONDA, de Fabulamundi-Playwriting Europe, du programme Culture de l’Union européenne
Avec la participation du Jeune Théâtre National
Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, D.R.A.C. et région Provence-Alpes-Côte d’Azur
Spectacle créé le 21 mars 2017 à La Comédie de Reims
Durée : 3h20 (entracte compris)Théâtre Ouvert
Du 23 mars au 14 avril 2018
Mardis et mercredis à 19h
Jeudis, vendredis et samedis à 20h
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