Le Théâtre du Gymnase de Marseille accueille « L’Envol des cigognes », dernier volet de la trilogie « de quartier », écrite et mise en scène par Simon Abkarian. Ce spectacle fleuve, rassemblant pléthore de comédiens sur le plateau, achève en beauté un travail entamé en 2008 avec Pénélope Ô Pénélope. Abkarian emploie au plus juste sa connaissance narrative du théâtre pour l’appliquer au présent, parvenant à réduire à l’échelle de la scène un aspect capital de la crise mondiale actuelle : l’humanité oubliée.
Dans une pénombre bleutée, l’apparition de l’oracle pour dire le prologue met immédiatement à distance toute velléité de réalisme dans le traitement de la mise en scène, plaçant L’Envol des cigognes sur le plan de la tragi-comédie voulu par son concepteur. Comme cela est indiqué dans les arguments qui accompagnent le programme de salle, Simon Abkarian a la volonté de présenter les scènes qui se déroulent sous nos yeux comme se situant dans un quartier lambda d’une ville méditerranéenne. Mais devant nous, ledit quartier est encerclé par des fondamentalistes en armes contre lesquels se déroule une lutte acharnée. On entend aussi l’histoire de massacres, de Révolution volée, de fuite… D’un peuple massacré à cause de ses croyances religieuses (les Illyriens, pour les Yézidis ?). Ce quartier ressemble alors à un mélange entre deux âmes : tunisiennes et syriennes mais, encore une fois, sans défendre une quelconque forme de réalisme ou de précision. En se concentrant sur une succession de scènes isolées comme des os d’une colonne vertébrale, la narration semble davantage devoir à la bande dessinée qu’au reportage de guerre.
Quel monde relie ces scènes ? Un univers sauvage, accidenté, d’une violence inouïe à laquelle les gens qui la subissent sont « adaptés » (et non pas « habitués »). Les multiples points de vue des personnages donnent une lecture riche des enjeux. Au loin, on entend le bruit des rafales, les blessés sont opérés dans une ancienne boucherie et le chirurgien désemparé tient d’une main le scalpel, de l’autre l’éventail pour faire fuir les mouches.
La scénographie virevolte, manipulée par les comédiens pour créer de nouveaux coins de rues, des places et des appartements modestes, des check points, des toits où l’on s’embrasse ou qui servent de base à des combattants. Quelques belles images apparaissent du parti pris monumental entraîné par ce décor, laissant la part belle à des jeux sur différents plans. Cet espace laisse se développer un pur théâtre de troupe porté par quelques poids lourds. Ariane Ascaride est d’un naturel dévastateur, renouant avec son accent, s’illustrant en femme forte, principal soutient des hommes qui connaissent les combats au quotidien. Elle rassemble toute la misère du monde dans un corps frêle et la transforme en force et en courage pour contaminer tous ceux qui l’approchent. Simon Abkarian, chef du quartier, impose une fois de plus cette élégance mêlée d’une stature irréprochable et incarne sans forcer une sorte de dignité populaire. Les quelques imperfections dans le jeu de certains personnages secondaires sont gommées par le puissant désir de vie causé par cet ensemble de personnes qui défendent leur existence.
Dans la construction même de la pièce, Abkarian fait de nombreux emprunts à l’histoire du théâtre, ici une Phèdre a peur de voir mourir celui qu’elle aime, là une Antigone est prête à tout pour rendre l’honneur à sa sœur. On voit aussi deux merveilleux Roméo et Juliette, scène du balcon incluse, donnant un visage à tous les amoureux que la guerre ne parvient pas à séparer. Quand les amants se réveillent le matin, ils n’hésitent plus pour savoir s’ils entendent l’alouette ou le rossignol afin de connaître l’heure qu’il est, mais entre la mitraillette de la nuit et le sniper du matin. Et que dire de ce Cyrano, l’épicier du quartier, qui a aidé son meilleur ami à conquérir la femme qu’il aimait par la plume, et qui pour elle a accepté de sacrifier son existence ? On entend parfois Pagnol mais avec une puissance du langage imagée amoindrie par les affres de la guerre. Les classiques sont ainsi appliqués à la vie quotidienne et, finalement, toutes ces références nourrissent la singularité de L’Envol des cigognes.
Abkarian et sa troupe composent un théâtre honnête, montrant la souffrance sans jamais la laisser atteindre son paroxysme, comme pour respecter celle-ci, bien que l’ombre de la mort rôde à chaque coin de rue.
Hadrien VOLLE – www.sceneweb.fr
« L’envol des cigognes »
Texte et mise en scène Simon Abkarian
Décor Noëlle Ginefri-Corbel
Collaboration artistique Pierre Ziadé
Création Lumière Jean-Michel Bauer
Création Son Antoine de Giuli
Costumes Anne-Marie Giacalone
Régisseurs de scène Laurent Clauwaert, Maral Abkarian
Régie générale Pierre-Yves Froehlich
Avec Simon Abkarian, Maral Abkarian, Ariane Ascaride, Serge Avedikian, Assaâd Bouab, Laurent Clauwaert, Pauline Caupenne, Marie Fabre, Victor Fradet, Eric Leconte, Eliot Maurel, Océane Mozas, Clara Noël, Chloé Réjon, Catherine Schaub, Igor Skreblin
Production Le K Samka
Coproduction Théâtre Gymnase-Bernardines, Théâtre National de Toulouse, CDN de Limoges, Théâtre de l’Union
Avec la participation artistique de l’ESAD
Durée : 3h50 (entracte inclus)Théâtre du Gymnase de Marseille
28 février – 04 mars 2017Théâtre National de Toulouse
7 au 19 mars 2017Théâtre National de Nice
28 et 29 mars 2017Théâtre Liberté à Toulon
5 et 6 avril 2017Théâtre de l’Union à Limoges
11 au 14 avrilComédie de Picardie (Amiens)
26 au 28 avril 2017
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