Le Festival d’Aix-en-Provence reprend le chef-d’œuvre de Debussy dans la production montée en 2016 par Katie Mitchell dont la beauté suffocante et l’étrange mystère demeurent intacts.
C’est une version fascinante, car hallucinée, que propose la metteuse en scène britannique Katie Mitchell de Pelléas et Mélisande. Loin de tenter de débrouiller, en vain, la force énigmatique de l’opéra de Debussy, elle abonde en trouvailles interprétatives, capables de distordre et de perturber, avec force jeux d’échos, dédoublements et télescopages, l’univers déjà insondable et compliqué qu’installent la musique et le livret. Qui est Mélisande ? Une jeune femme déboussolée, hyper-émotive, mais en manque d’amour. Vêtue de sa robe de mariée, elle quitte inopinément son mariage pour s’enfermer dans les toilettes et y faire un test de grossesse. Réfugiée par la suite dans sa chambre à coucher, elle y trouve un repos passager. Mélisande allongée se laisse alors aller au sommeil et voit tout son univers se métamorphoser comme dans un rêve. Un immense arbre de conte de fée et une fine marre d’eau entourée de touffes d’herbe envahissent la pièce. L’époustouflante scénographie inventée par Lizzie Clachan réclame un prodigieux tour de force à l’équipe technique pléthorique, qui fait défiler jusqu’au vertige un labyrinthe de pièces à vivre. Le luxe affiché d’une magnifique salle à manger côtoie la part sombre et lugubre d’un escalier de service en colimaçon et de sous-sols inhabités. La scène de la fontaine, où Mélisande perd l’anneau confiée par son mari Golaud, puis un fougueux duo d’amour se jouent au fond du bassin d’une immense piscine désaffectée.
Dégagée de l’abstraction symboliste dans laquelle l’œuvre est souvent plongée, les images sensibles, opulentes et organiques de Katie Mitchell saisissent et collent de façon durable à la rétine. Elles nous évoquent le travail photographique de Gregory Crewdson, dont l’univers magnétique et désenchanté s’articule entre hyperréalisme et onirisme, entre clarté et obscurité. Le spectateur voyage dans l’inconscient de Mélisande et contemple sur scène ses visions intérieures fantasmées, forcément confuses, incohérentes et désordonnées. Elles prennent vie grâce à un magistral travail de brouillage de pistes où l’irrésolu demeure. Jouant sur une permanente ambiguïté, la mise en scène trompe et perd son monde tout en dévoilant ce qu’il y a de poisseux, de pourri, de mortifère dans l’impeccable milieu bourgeois qui s’ébranle sous nos yeux. Dans la réalité parallèle de Mélisande, les personnages éponymes se laissent volontiers aller à la découverte d’une sexualité de plus en plus épanouie. Avec leurs corps brûlant de désir inassouvi sous la froideur formelle, ils tentent de se reconnaître et aspirent à se libérer.
Si Mélisande est au centre de tout le propos dramaturgique, elle ne trouve paradoxalement jamais vraiment sa place dans un environnement où elle apparaît telle une figure étrangère et somnambulique qui sort des placards, évolue sur et sous les meubles, se cache dans les recoins. De la même façon, Chiara Skerath, fine et délicate chanteuse, donne l’impression de vivoter avec sans doute un peu trop d’angélisme et de fragilité. Elle remplit sans démériter, mais de manière seulement appliquée, la difficile tâche de remplacer Julia Bullock, initialement prévue dans la distribution, et surtout de s’affranchir de la trace indélébile laissée par Barbara Hannigan, impressionnante de sensualisme provocant dans ce rôle qu’elle occupait en 2016. Succédant à Stéphane Degout, le jeune baryton anglais Huw Montague Rendall s’avère quant à lui absolument convaincant en Pelléas, très en voix et bien incarné, d’abord timoré et de plus en plus enflammé. Du casting d’origine, ne reste que le Golaud de Laurent Naouri, grave, inquiétant, brisé, profondément pathétique car loin des brusques accès de violence qu’on trouve parfois chez d’autres interprètes plus épais. La distribution se complète de l’Yniold résolument femme et trouble d’Emma Fekete, de la Geneviève remarquable de Lucile Richardot et de l’Arkel puissant de Vincent Le Texier.
Après Esa-Pekka Salonen à la tête du Philharmonia Orchestra en 2016, c’est Susanna Mälkki et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon qui occupent la fosse du Grand Théâtre de Provence où soufflent le chaud et le froid d’une partition déchirée entre le feu et la glace. Sans hiératisme, avec autant de souplesse que de clarté et de densité, la cheffe restitue le flou impressionniste de l’oeuvre. Elle plonge dans les profondeurs de son flot opulent en étirant, comme des fins miroitements, les lignes et phrasés dont regorge son atmosphère capiteuse et torturée.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en cinq actes
Livret et musique Claude Debussy
d’après la pièce de Maurice Maeterlinck
Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Katie Mitchell
Avec Huw Montague Rendall, Chiara Skerath, Laurent Naouri, Vincent Le Texier, Lucile Richardot, Emma Fekete, Thomas Dear
Choeur et orchestre Opéra de Lyon
Dramaturge Martin Crimp
Décors Lizzie Clachan
Costumes Chloé Lamford
Lumière James Farncombe
Responsable des mouvements Joseph W. AlfordProduction du Festival d’Aix-en-Provence
Coproduction Teater Wielki – Opera Narodowa / Polish National Opera, Beijing Music FestivalDurée : 3h30 (entracte compris)
Festival d’Aix-en-Provence 2024
Grand Théâtre de Provence
les 6, 9, 12, 15 et 17 juillet
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