Avec la complicité de ses acolytes de la Compagnie 52 Hertz, Hélène Bertrand et Margaux Desailly, Blanche Ripoche donne naissance à Coraline, une clown malgré elle, qui, au long d’un soliloque bien senti, révèle les bienfaits de l’« anormalité ».
Il faut la voir débouler sur le plateau du Studio Théâtre de Vitry, cette Coraline. Tissu vichy noué façon fichu sur la tête, pull azur à pois blancs duquel dépasse une chemise immaculée, jupe blanche transparente et collants opaques, chaussettes basses qui surmontent une paire de ballerines noires, elle a tout autant l’allure d’une jeune fille au pair old school, d’une femme du monde qui respecterait les canons BCBG d’antan que d’une vamp dans le style (un peu ripoliné) de Lucienne Beaujon et Gisèle Rouleau, soit celui d’une ménagère des années 1950. À la confluence des genres vestimentaires, Coraline est aussi à la lisière des classes. À la regarder surgir au côté de cette grosse pile de linge sale et sous ces deux fils qui, en se rejoignant, forment un symbolique point de fuite, on croirait reconnaître la domestique d’une famille où l’argent n’est pas un problème ; mais à l’entendre se plaindre de Jean-Marc, membre de son « petit personnel », affirme-t-elle avec autorité, on penserait discerner une maîtresse de maison en bonne et due forme, qui nous ferait faire le tour du propriétaire de son potager luxuriant, où les topinambours – qui ne sont pas franchement un légume de riches – côtoient un immense champ de salades – et, on le découvrira plus tard, des orties bonnes à mettre en soupe. Insaisissable, indéfinissable, incatégorisable, Coraline se situe donc là, dans cette zone grise, où l’image floue qu’elle renvoie est redoublée par la représentation floue qu’elle a d’elle-même, à la manière de Solange et Claire, les Bonnes de Jean Genet, qui voudraient en être, mais n’en sont pas.
À ceci près que, contrairement à ses aînées théâtrales, Coraline n’use et n’abuse pas de subterfuges pour se venger. Au contraire, elle ne ferait, semble-t-il, pas de mal à grand monde. À ce monde, ce tout-monde, cette clown malgré elle – visage grimé de blanc, grands yeux maquillés grossièrement et rouge à lèvres faisant foi – fait d’ailleurs tout pour appartenir, jusqu’à s’imposer un carcan d’impératifs. Souvent à dessein, elle enchaîne les expressions populaires, qui forment la sagesse du même nom ; elle pouponne un linge, comme si elle était devenue mère, mais il se révèle dépourvu de bébé ; elle proclame son humanisme – car elle « adore le couscous » – et donne, au détour d’une phrase, en bonne citoyenne, son avis sur tout, sur les immigrés qui « peuvent travailler » ou sur les sans-abris qu’on « met sous le tapis ». À ceci près que Coraline ne peut s’empêcher quelques sorties de route qui font toute sa singularité et la transforment en être pas tout à fait comme les autres. Même si elle assure être « normalement très distinguée », elle s’émeut pour le destin incertain de son échalote Ségolène, s’enflamme lorsqu’elle s’imagine en femme de Louis XIV et n’aime rien tant que s’approprier les contes, comme Le Petit Chaperon rouge, La Chèvre de monsieur Seguin ou Le Joueur de flûte de Hamelin, non pas pour en recracher imbécilement la morale, mais pour s’y immiscer et les subvertir. Bien qu’elle paraisse vouloir lutter contre cette propension aux digressions farfelues, c’est là, et bien là, qu’on la voit s’animer, se transcender, à l’image de ce réel qu’elle transfigure.
Et c’est là, et bien là, que Blanche Ripoche, qui a créé ce personnage il y a quelques années, réussit son pari, avec la complicité de ses deux acolytes de la Compagnie 52 Hertz, Margaux Desailly et Hélène Bertrand. Aperçue au cours des dernières saisons dans Les Démons et Les Frères Karamazov de Sylvain Creuzevault, Pister les créatures fabuleuses de Pauline Ringeade, La Grande Marée de Simon Gauchet, Le Beau Monde qu’elle avait co-conçu avec Arthur Amard, Rémi Fortin et le même Simon Gauchet, et, beaucoup plus récemment, dans La guerre n’a pas un visage de femme de Julie Deliquet, où elle incarnait le double théâtral de Svetlana Alexievitch, la comédienne, autrice et metteuse en scène nous tend, à travers cette femme plus iconoclaste qu’elle ne le voudrait, un miroir et nous montre à nous, ceux à qui elle veut à tout prix ressembler, ce que nous avons perdu à force de vouloir répondre aux injonctions morales et correspondre aux impératifs sociaux. En jonglant avec le double, voire le triple sens des mots ou des expressions, mais aussi avec les homophonies, sur lesquels elle rebondit pour faire progresser sa pensée, pousser des ramifications et construire, pas à pas, un cheminement intellectuel en rhizome, Blanche Ripoche redonne son lustre, avec une fluidité de plume étonnante, au pouvoir de l’imaginaire débarrassé de toute barrière bienséante, à sa capacité à troubler la réalité plutôt que de s’y conformer, et fait de ce que d’aucuns qualifieraient – avec grossièreté, vulgarité et étroitesse d’esprit – d’« anormalité » une force pour exploser les cadres et les carcans. Grâce à un jeu où elle a su trouver le juste dosage pour ne tomber ni dans le grotesque ni la caricature, elle prouve, association d’idées après association d’idées, et même si ce geste pourrait encore s’amplifier, que la liberté de penser est bien la plus précieuse des facultés et que, comme le disait le dialoguiste Michel Audiard : « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière ».
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Coraline
Écriture, mise en scène et jeu Blanche Ripoche
Écriture et mise en scène Margaux Desailly
Mise en scène Hélène Bertrand
Collaborateur artistique Edwin Halter
Scénographie et costumes Léa Gadbois Lamer
Lumière et régie générale Anna SauvageProduction Compagnie 52Hz
Coproduction Théâtre de Poche – Hédé-Bazouges ; Scène de territoire pour le théâtre Bretagne romantique et Val d’Ille-Aubigné ; Théâtre Le Strapontin ; Théâtre National de Bretagne – Centre Dramatique National ; Studio-Théâtre de Vitry
Soutien Le dispositif BIVOUAC coordonné et créé par le TU-Nantes ; Bains Publics à Saint-Nazaire ; Théâtre l’Aire Libre • le joli collectif ; Théâtre Silvia Monfort ; Théâtre Salmanazar à Epernay dans le cadre du Festival Fragments ; CPPC – Mythos ; ONDA – Office national de diffusion artistiqueDurée : 55 minutes
Vu en novembre 2025 au Studio Théâtre de Vitry-sur-Seine
Maison des Métallos, Paris
du 10 au 19 décembre




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