Programmé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, le collectif féministe DameChevaliers – composé notamment de la comédienne Adèle Haenel et de la musicienne Caro Geryl – tente de restituer La Pensée straight de Monique Wittig au long d’un exercice de vulgarisation qui manque de relief.
Une dizaine de personnes du public sont assises à même le sol sur des tapis, en arc de cercle. En son centre, une estrade jonchée de feuilles mortes accueille deux sièges où prendront place Adèle Haenel, au micro, et Caro Geryl, au clavier et aux percussions. Nous sommes donc en forêt, autour d’un feu crépitant pour faire « communauté éphémère » et décortiquer ensemble la pensée de l’écrivaine et théoricienne féministe Monique Wittig, qu’elle déploie notamment dans La Pensée straight. Dans ce recueil d’articles paru en 1992, dont le titre est tiré de son célèbre discours au congrès annuel de la Modern Language Association en 1978, Monique Wittig développe les fondements du lesbianisme politique et y définit l’hétérosexualité comme un système qui engendre un ensemble d’oppressions. Le refus de la catégorisation biologique des différents sexes, la définition du genre comme objet politique, le développement de la pensée féministe matérialiste comme issue au contrat social hétérosexuel, l’étude de la domination par le langage de la pensée straight, c’est-à-dire hétérosexuellement centrée, les limites de la psychanalyse lacanienne… Dans un monologue unique, Adèle Haenel, le texte à ses pieds, reprend une à une les articulations de la pensée de Monique Wittig, respectant jusqu’à la construction des articles, et tente de nous faire parvenir leurs enjeux avec ses mots à elle. « C’est clair pour tout le monde ? », s’enquiert-elle régulièrement comme devant une salle de classe.
L’exercice de vulgarisation est rondement mené, le propos est clair et résume avec fluidité la pensée de Monique Wittig, sans en omettre la complexité – élaguant cependant les débats datés qui ponctuent l’essai, autour du marxisme notamment – et complétant le tout par les mots de Sara Ahmed, Audre Lorde, Elsa Dorlin et Adrienne Rich, ainsi que par quelques anecdotes personnelles. Ici, il n’est pas question de théâtre, la forme de la lecture musicale est assumée : le texte est à vu, la musique vient par touches légères, la mise en scène est inexistante. Dans sa note d’intention, Adèle Haenel parle même du « dernier stade du théâtre avant la réunion syndicale ». Raconter la pensée davantage que l’incarner, la rendre accessible davantage que l’illustrer.
Un malaise persiste pourtant. Et il réside dans les tentatives d’incorporer la première personne dans cette masse de données théoriques. Ponctuellement, la comédienne à recours au « nous » – désignant ici la communauté lesbienne – sans l’assumer totalement, tente parfois un « je », avant de vite revenir à la citation. Or, il ne s’agit pas de la comédienne ici – puisqu’il n’est pas question de théâtre –, mais bien de la militante – puisqu’il s’agit d’une lecture théorique –, la question du point de vue émetteur ne peut donc pas être occultée. Surtout dans le cas d’Adèle Haenel, très identifiée pour ses prises de position fortes en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes. D’ailleurs, si le texte est signé du nom du collectif, c’est bien sa voix unique qui résonne finalement sur scène, et c’est bien son seul visage qui apparaît sur les programmes et les affiches du spectacle. Dans ce contexte, le « nous » semble avoir peu de matérialité tangible : la création sonore de Caro Geryl n’est exploitée qu’à la faveur de la mise en avant du texte, venant la plupart du temps comme simple virgule pour en dynamiser la lecture, et les quelques élans chantés ne réussissent pas totalement à effacer ce sentiment de fadeur. Les poèmes inclus au fil de la représentation, écrits de la main d’Adèle Haenel, prouvent également ce malaise vis-à-vis du point de vue : des vers vagues, peu incarnés, qui font appel à l’émotion sans oser raconter le vécu.
Entre lecture-conférence et récit intime, incarnation personnelle et illustration collective, la proposition hésite. Ce qui empêche, par ce biais, une mise en perspective, une réactualisation, voire un regard critique de la pensée de Monique Wittig. Si le pari de la limpidité est rempli, ce balbutiement empêche la proposition d’embrasser la pleine puissance de La Pensée straight, un texte d’une importance théorique capitale, mais qui regorge aussi d’humour, de lyrisme, de colère, comme autant de potentiels théâtraux inexplorés.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Voir clair avec Monique Wittig
Conception et mise en lecture et écriture Adèle Haenel
D’après les textes de Monique Wittig, Sarah Ahmed, Audre Lorde, Adrienne Rich, Elsa Dorlin
Avec Adèle Haenel, Caro Geryl
Design sonore Caro Geryl
Musique du spectacle DameChevaliers – Caro Geryl et Adèle Haenel
Dramaturgie et création lumière Gisèle VienneProduction Production DACM / Compagnie Gisèle Vienne
Coproduction Théâtre populaire romand – La Chaux-de-Fonds ; Théâtre National Wallonie-BruxellesLa compagnie DACM est conventionnée par la DRAC Grand Est – ministère de la Culture, la Région Grand Est et la Ville de Strasbourg, bénéficie, pour ses tournées à l’étranger, du soutien de l’Institut Français, et est membre du Syndeac (Syndicat National des Entreprises Artistiques et Culturelles).
Durée : 1h15
Théâtre des Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 8 au 12 octobre 2025Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon, dans le cadre du Festiv·iel
les 24 et 25 novembreCDN d’Orléans / Centre-Val de Loire
les 4 et 5 février 2026Mars, Mons Arts de la scène (Belgique), dans le cadre du Festival Guerrières
le 11 avril
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