Enjoués, jubilatoires, les personnages de Tout est calme dans les hauteurs sont aussi d’abominables racistes protégés par leur statut d’artistes bourgeois. L’indispensable écriture de Thomas Bernhard fait des étincelles sous la houlette de Jean-François Sivadier, qui a réuni un casting impeccable, dont ses très fidèles Nora Krief et Nicolas Bouchaud, pour sa nouvelle création à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy.
« On est bien chez nous », nous dit-elle d’emblée. Personne dans le public, éclairé, ne s’est vraiment rendu compte qu’elle avait débarqué sur le plateau depuis l’arrière des gradins. Anne Meister fait visiter son immense demeure à une jeune fille qui vient séjourner chez elle et son mari, l’auteur sur lequel Mademoiselle Werdenfels fait sa thèse. Moritz de boucler les 2 000 pages de sa Tétralogie, un travail de vingt ans qui fait de lui le plus grand écrivain de la deuxième moitié du XXe siècle, nobélisable, même si, pour cela, sa femme pianiste internationale a dû renoncer à sa carrière. Indéfectiblement et presque monstrueusement liés l’un à l’autre, les époux ne cessent de s’adresser des mimiques de la main dès qu’ils sont distants sur le plateau. C’est que Jean-François Sivadier, dans ce texte publié en allemand en 1981, et traduit par Claude Porcell sous le mot de Maître en 1994, est extrêmement serré. Il a dû et su inventer des petits gestes pour que s’incarne l’action qui, la plupart du temps, n’est que parole. Il faut voir l’étudiante, empruntée, bêtasse, utilisée et abusée par un auteur imbu de lui-même, qui ne s’embarrassait pas de la prévention contre les VHSS, prendre ses aises, entre amusement et malaise, se trainer par terre sans qu’on la remarque quand le flot de paroles de ses hôtes l’empêche d’exister.
Car le silence compte dans Tout est calme dans les hauteurs. Le couple, installé dans les pré-Alpes bavaroises, contemple le monde traversé par la Shoah. Subtilement, l’Autrichien fait dire à ses personnages que les voisins ne sont que haine alors qu’ils résident gratuitement dans une maison de Juifs qui n’ont pas voulu revenir en Allemagne après avoir « émigré » aux États-Unis. Mieux, dans une scène de repas centrale où chacun a la bouche pleine, Sivadier accorde autant d’importance au mutisme de l’étudiante rejointe par un jeune journaliste de la FAZ qu’à la logorrhée raciste et antisémite de l’auteur adoubé par sa femme. Les Juifs « se sont rendus largement coupables » de leur sort, mais « on n’aurait pas dû faire ce qu’on fait ». La langue de Thomas Bernhard est franche, glaçante, et Sivadier, brisant régulièrement le quatrième mur, fait du public une partie prenante de cette séquence. Le décor simple et sophistiqué, extrêmement élégant, de Marguerite Bordat agit comme la narration. De prime abord inoffensif – un rideau coulissant délimitant le tapis de l’avant-scène des coulisses –, il s’étend à l’arrière-scène, comme une contamination de l’espace. Il déborde comme la parole et prend place sur les côtés, à l’arrière avec la multiplicité des tableaux de peinture et des objets d’art. La lumière, notamment sur le rideau, parfait cet intérieur étouffant.
Pour autant, avec sa maîtrise du tempo et du plateau éprouvée sur les textes de Shakespeare, Brecht, Feydeau, Ibsen ou récemment des auteurs grecs anciens dans Portrait de famille, une histoire des Atrides, Jean-François Sivadier ponctue ces deux heures de transitions habiles, comme ces deux temps de danse et chansons populaires et locales en allemand, dont l’entêtant Da Da Da du groupe germanique Trio. Ce n’est pas sans rappeler non plus le cultissime Tanze Samba Mit mir dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, que François Ozon avait adapté au cinéma d’après la pièce de Fassbinder. Mais il n’y a là rien qui n’affadisse ou minore les propos de l’auteur, dont le metteur en scène a découvert ce texte il y a plus de 30 ans quand les tg STAN l’avaient adapté. Nicolas Bouchaud en 2017 avait monté Maîtres anciens. C’est tout naturellement avec son acteur quasi iconique qu’il a donc travaillé à ce texte-là, qui semble écrit pour lui tant il y est à l’aise, incarnant cet auteur qui lui-même ne parle qu’à travers le personnage de sa Tétralogie. Norah Krief est sa parfaite alter ego, changeant de (magnifiques) costumes régulièrement. Ces personnages détestables, mais subtilement supportables, sont accompagnés de Juliette Bialek, qui travaille avec la troupe pour la première fois, notamment après avoir été dirigée par Sylvain Creuzevault dans Edelweiss [France Fascisme] et L’Esthétique de la Résistance avec sa promo du TNS, et de Frédéric Noaille, également, entre autres, complice de Sylvain Creuzevault depuis plus de dix ans.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Tout est calme dans les hauteurs
Texte Maître de Thomas Bernhard (titre original : Über allen Gipfeln ist Ruh)
Traduction française Claude Porcell
Mise en scène Jean-François Sivadier
Avec Nicolas Bouchaud, Norah Krief, Frédéric Noaille, Juliette Bialek
Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
Scénographie Marguerite Bordat
Lumière et régie lumière Jean-Jacques Beaudouin
Son, régie générale et régie son Jean-Louis Imbert
Costumes Virginie GervaiseProduction déléguée Cie Italienne avec Orchestre
Coproduction Bonlieu Scène nationale Annecy ; TAP – Scène nationale de Grand Poitiers ; Théâtre National de Nice
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalLa Cie Italienne avec Orchestre est aidée par le ministère de la Culture / Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France, au titre de l’aide aux compagnies. L’œuvre théâtrale de Thomas Bernhard est publiée et représentée par L’ARCHE, éditeur et agence théâtrale.
Durée : 1h50
Vu en septembre 2025 à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy
Théâtre National de Nice
du 14 au 17 octobreMaison de la Culture d’Amiens
les 7 et 8 avril 2026Théâtre du Rond-Point, Paris
du 18 juin au 4 juilletTAP, Scène nationale de Grand Poitiers
les 14 et 15 octobreThéâtre National Populaire, Villeurbanne
du 4 au 13 février 2027



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