Au Théâtre des Halles, dans le cadre du Festival Off d’Avignon, Jacques Osinski poursuit son cycle Beckett avec une version plus humaine que métaphysique de la célèbre pièce de l’auteur irlandais, portée par Denis Lavant et Jacques Bonnaffé.
Il aura fallu longtemps, très longtemps, à Jacques Osinski pour oser escalader le plus haut sommet du massif beckettien, pour s’aventurer dans la plus fameuse de ses pièces, En attendant Godot, « celle dont il disait qu’il l’avait écrite à une époque où il ne connaissait ‘rien au théâtre’ », rappelle le metteur en scène. Avant elle, l’artiste a mené une exploration méticuleuse de l’oeuvre du dramaturge irlandais. Il a d’abord sublimé Cap au pire, puis L’Image – qu’il avait accompagnée d’Un soir, Au loin, un oiseau et Plafond, tous issus du recueil Pour finir encore et autres foirades –, avant de se lancer à l’assaut de La Dernière bande et de Fin de partie, avec une double permanence : un profond respect pour ces textes et la présence de Denis Lavant. Imperturbable compagnon de route des trente dernières années – il était déjà présent dans la distribution du premier spectacle professionnel de Jacques Osinski, La Faim de Knut Hamsun, monté en 1995 –, le détonnant comédien, après avoir occupé seul le plateau, puis donné le change à Frédéric Leidgens, retrouve ici Jacques Bonnaffé. Ensemble, ils donnent corps au célèbre tandem formé par Vladimir et Estragon – ou « Didi » et « Gogo » pour les intimes –, ces deux vagabonds magnifiques et mendiants de la vie qui, entre un gros rocher et un arbre qui dépérit – à moins qu’il ne soit déjà mort –, espèrent l’arrivée de l’éminent Godot, mais ne le voient jamais venir, tout en continuant d’y croire.
En bon expert de l’univers beckettien, Jacques Osinski n’a pas choisi d’adapter la version originelle de la pièce, publiée en 1952 aux Éditions de Minuit. Comme Alain Françon avant lui, le metteur en scène lui a préféré une mouture ultérieure, la dernière, celle dite de « San Quentin », que le dramaturge irlandais avait remaniée en 1984 pour nourrir le travail de son ancien assistant, Walter Asmus. À cette occasion, raconte Jacques Osinski, « Beckett vint participer pendant dix jours aux répétitions et, selon le témoignage des acteurs, ‘ajouta de la chair aux os’ du texte, modifiant certaines didascalies ». Loin d’être anecdotiques, ces amendements donnent naissance à une déclinaison plus incarnée et moins éthérée d’En attendant Godot, comme si Beckett, au soir de sa vie, assumait davantage la théâtralité de son geste d’écriture, comme s’il s’était nourri de toutes ses expériences passées pour venir enrichir cette pièce qu’il avait imaginée trente ans plus tôt, comme si, désormais, il avait besoin d’ancrer plus fermement Vladimir, Estragon, Lucky et Pozzo dans la matérialité du plateau, et, avec lui, de l’existence. C’est ainsi en pleine connexion avec leur environnement décharné que les deux premiers nous apparaissent : le premier, de dos, droit comme un i, la tête dans les nuages, au pied de son arbre, et le second, de face, recroquevillé sur lui-même, le regard vers le sol, assis sur son rocher. Ou, pour reprendre les mots de Beckett lui-même inscrits dans ses notes (The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett: Waiting for Godot, édité par James Knowlson et Dougald McMillan chez Black Cat) : « Estragon est sur le sol. Il appartient à la pierre. Vladimir est lumière. Il est orienté vers le ciel. Il appartient à l’arbre ».
Ce surplus de physicalité, Jacques Osinski s’en sert comme d’un tremplin. À la traditionnelle métaphysique de l’absurde, il préfère la matérialité des relations humaines, et, sous sa houlette, le lien qui unit Vladimir et Estragon n’aura jamais paru aussi fort, sensible, sous-tendu par une intensité qui, alors qu’ils s’en menacent parfois, rend toute rupture impossible – y compris jusque dans la mort. Cette alliance, Jacques Bonnaffé et Denis Lavant réussissent à en faire leur miel, et à l’accentuer encore, en offrant au tandem une allure on ne peut plus complémentaire. Telles les deux faces d’un même symbole, le premier est aussi solaire, bonhomme et empli d’espoir que le second, joliment canalisé par son metteur en scène, est lunaire, misanthrope et en proie aux ténèbres. Dans les scènes où ils occupent à eux seuls le plateau, le spectacle connaît d’ailleurs ses meilleurs moments, dont on regrette qu’ils ne se prolongent pas lorsque Jean-François Lapalus et Aurélien Recoing investissent la scène. Tandis que le premier se borne, sans démériter, au (quasi) mutisme de Lucky, le second écrase quelque peu ses camarades, avec une présence trop terrienne, trop réaliste, trop affirmée qui, si elle peut convenir, dans l’idée, au personnage de Pozzo, en évacue tout le mystère. En cela, Jacques Osinski touche du doigt les limites de sa lecture qui, en lui préférant le concret de l’humanité, éclipse une partie de la poétique beckettienne.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
En attendant Godot
Texte Samuel Beckett (Éditions de Minuit)
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Jacques Bonnaffé, Jean-François Lapalus, Denis Lavant, Aurélien Recoing et, à l’écran, Léon Spoljaric-Poudade
Scénographie Yann Chapotel
Lumière Catherine Verheyde
Costumes Sylvette DequestProduction L’Aurore Boréale
Coproduction Théâtre des Halles – Avignon, Théâtre Montansier (Versailles), Théâtre de l’Atelier (Paris)
Coréalisation Théâtre des Halles – AvignonL’Aurore Boréale est conventionnée par la DRAC Île-de-France.
Durée : 2h20
Théâtre des Halles, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 26 juillet 2025, à 21h (relâche les 9, 16 et 23)Festival de Figeac
le 27 juilletFestival Beckett, Roussillon
le 29 juilletThéâtre de l’Atelier, Paris
du 25 mars au 3 mai 2026TAP, Scène nationale de Grand Poitiers
printemps 2026Théâtre Montansier, Versailles
automne 2026
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !