Dans un très court spectacle reprenant l’intégralité du texte de Maylis de Kerangal sur le naufrage d’un bateau de migrants au large de Lampedusa en 2013, la comédienne Sophie Cattani fait équipe avec un dessinateur live et les images du Guépard de Visconti. Pour regarder l’inanité du monde avec poigne.
La scène est un recoin qui va bien au spectacle. Pas besoin de se perdre sur un grand plateau pour incarner À ce stade la nuit. Ce n’est pas qu’il faille planquer ce récit dans une alcôve, mais cette chapelle du Théâtre des Halles est un refuge qui n’est pas de trop pour faire place aux 350 migrants qui sont morts noyés après qu’un bateau a chaviré au large de l’île de Lampedusa. C’est ce que racontent les infos au milieu de la nuit et qu’entend l’autrice Maylis de Kerangal, qui en a fait un court récit paru en 2014, six mois après cette ignominie. L’actrice Sophie Cattani incarne cette femme hébétée, assommée par un monde malade qui, assise à sa table, une tasse de café face à elle et une autre déjà en morceaux au sol, tente de trouver un sens là où il n’y en a plus.
La simplicité avec laquelle le Collectif ildi ! eldi s’empare de ce sujet est quasiment une politesse. Pas d’emphase et de ton grandiloquent, mais pas non plus de contentement à ne s’appuyer que sur la puissance du propos. Ainsi, ces jeunes migrants sacrifiés réapparaissent sous le pinceau noir de Mahmood Peshawa. L’artiste kurde irakien exilé depuis 2016 multiplie ces têtes au regard vide sur une toile de plastique éphémère et les inscrit en lieu et place des yeux perçants de Burt Lancaster dans Le Guépard projeté en début de pièce. Car l’autrice s’est aperçue que Lampedusa était aussi le nom du patronyme de l’écrivain que Visconti adapte en 1963 : Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Il n’en faut pas plus pour que naisse le parallèle entre cette bourgeoisie sicilienne en lambeaux et l’époque actuelle, pas même capable de secourir des humains en mer – on apprendra plus tard que les autorités maltaises et italiennes savaient que le navire prenait l’eau et ne les ont pas secourus. Car à quoi pourra bien ressembler le monde d’après ? « Il faut que tout change pour que rien ne change », dit Delon dans le film. Et il est probable que le crime envers les migrants ne sera pas plus qu’une révolte intérieure amenée à se répéter ad nauseam. Ni Lampedusa ni le petit Aylan, échoué sur une plage turque et dont l’image a fait le tour du monde, n’ont modifié quoi que ce soit à l’accueil des migrants sur le sol européen. Les droites extrêmes sont aux portes du pouvoir dans tous les pays du continent, quand elles ne l’ont pas déjà conquis.
De cela, Maylis de Kerangal ne parle pas, restant à cet état brut de sidération face à la nouvelle entendue à la radio, « à ce stade la nuit ». L’équipe artistique ne le rajoute pas, mais, dans le simple fait de porter au plateau ce récit dix ans après, le lien avec la situation politique d’aujourd’hui de plus en plus critique se fait naturellement et prolonge en quelque sorte la mémoire de ces disparus. Depuis 2020, grâce aux dispositifs Boa, puis Mariages arrangés, le collectif marseillais n’a de cesse de travailler avec des artistes en exil. Bizarrement, c’est en allant du côté de la fiction qu’il frôle le didactisme ampoulé, comme avec la commande faite à Hakim Bah, Chasser les fantômes (2021). Mise en scène par son complice co-fondateur d’ildi ! eldi, Antoine Oppenheim, Sophie Cattani, épatante depuis sa sortie de l’ENSATT, tout juste installée à Lyon à la fin des années 1990, est ici au service de ce texte avec une noirceur très adéquate.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
À ce stade de la nuit
Texte Maylis de Kerangal
Mise en scène Antoine Oppenheim, Sophie Cattani
Avec Sophie Cattani, Mahmood Peshawa
Lumière Cyril Meroni
Musique Pierre Aviat
Scénographie Cyril Meroni
Vidéo Antoine Oppenheim
Régie générale Guillaume BossonProduction Collectif ildi ! eldi
Soutiens La Fabrique Mimont (Cannes), le Théâtre du Centaure, Les Rencontres à l’échelle, La Friche Belle de Mai (Marseille), Manifesta 13/Région Sud, Ville de Marseille et SPEDIDAM.
Coréalisation Théâtre des Halles – AvignonDurée : 50 minutes
Théâtre des Halles, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 26 juillet 2025, à 16h15 (relâche les 9, 16 et 23)
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