« Mémoire courte » : résonances et dissonances familiales
D’une grande subtilité d’écriture, cette partition en trio signée Jan Peters, Marie Dompnier et Benoît Delbecq explore nos généalogies trouées d’ombre et de mystère avec un sens comique délectable et une profondeur jamais pesante. Mémoire courte est un bijou inouï plein d’humilité, de sincérité, de poésie, où théâtre et musique s’accordent pour mieux exprimer ce qui dissone.
À jardin, un piano à queue le ventre à l’air, farci d’instruments et de machines non identifiées aux oreilles des novices ; à cour, un fauteuil face public, des cartons, des plantes vertes, posés là comme après ou en prévision d’un déménagement. C’est un morceau d’appartement qui est scénographié ici, installé là, comme découpé dans la cage de scène qui s’étend, plus large, autour. Un décor qui s’assume comme tel, ne cherche pas le réalisme ni l’illusion théâtrale, mais s’offre dans son artifice avec ses à-côtés, son hors-champ, ses coulisses. La fiction qui s’y inscrit sera à son image. Musicale, d’abord. Son déploiement part d’une dissonance, d’un non-dit qui fait dérailler la mélodie du bonheur familial factice. En transit, aussi. Toujours sur le seuil du départ et de l’arrivée, elle navigue à vue d’une époque à l’autre selon les générations convoquées. Intersectionnelle, enfin. Au carrefour du souvenir et du fantasme, de la vérité et du mensonge, du rêve et du concret, de l’humour et de la souffrance intime. Des états rythmiques et mouvants qui ne font que s’amplifier durant toute la représentation pour nous laisser, conquis et ravis, au bout de la traversée. Car rien dans ce spectacle n’est jamais installé, rien n’est lourd ni figé. La forme même ondoie, la musicalité à l’œuvre dans la partition semble imprégner toute la dynamique narrative. Et les motifs qui le préoccupent et l’habitent – la transmission transgénérationnelle, l’héritage souterrain, les tabous familiaux, la condition des femmes et son évolution – ne pèsent aucunement sur ce qui se joue. Il y a une légèreté dans l’air, une respiration qui n’empêche pourtant jamais d’aller creuser ce qui entrave.
Mémoire courte s’est créé en trio, au gré d’allers-retours entre écriture à la table, au plateau et au piano, et le résultat a la grâce de cette rencontre dans l’interstice du théâtre et de la musique. Marie Dompnier, Jan Peters et le musicien Benoît Delbecq s’accordent dans leurs différences mêmes, ils ont trouvé une combinatoire de présence scénique qui s’harmonise au fur et à mesure. Le récit est diffracté, on entre dans l’histoire par une scène des plus cocasses, en apparence anecdotique, qui est le socle temporel de la fiction, le lieu où l’on revient à la fin. Dans l’intervalle, on aura voyagé sans s’en rendre compte, et sans bouger, dans d’autres lieux et d’autres temps. Marie Dompnier, pilier de l’ensemble, interprète Mathilde, une jeune femme d’aujourd’hui travaillée par un secret de famille : l’internement de sa grand-mère et son invisibilisation. Elle confronte son frère, pianiste dans sa bulle, aux ravages de ce non-dit. Mais un glissement s’opère et, tout à coup, dans ce fauteuil qui nous fait face, s’adressant directement au public, elle devient sa propre mère, celle qui n’a rien dit et a préféré mettre le grain de sable sous le tapis plutôt que d’affronter la blessure. Pour aller de l’avant, coûte que coûte ! Mais, parfois, retourner en arrière est le plus sûr chemin pour avancer. Et nous voici dans les années 1950, changement d’ambiance musicale, changement de costumes, changement de ton, en compagnie de Marie Dompnier, notre fil rouge toujours, dans la peau de la grand-mère Rose, ressuscitée dans l’éclat espiègle de sa jeunesse, mais corsetée par une société peu encline à l’indépendance des femmes. Dans une partition à trois têtes, Marie Dompnier excelle. Son éventail de jeu fait des gammes d’un bout à l’autre du clavier émotionnel sur plusieurs octaves. Elle nous balade avec une insouciante virtuosité. Mais le plus impressionnant, c’est cette façon de nous garder sur le fil, entre le rire et les larmes, suspendus à la réplique suivante, souvent déroutante.
Tout est rythmé avec un sens du tempo délicieux, sur la corde entre mélodie cabossée et dissonances assumées, pour raconter cette histoire aux accents d’universel, qui vient faire écho à tous les secrets empoisonnés. Contre toute attente, c’est drôle à souhait, jamais convenu, toujours sensible et équilibré. Jan Peters est hilarant en cerise sur le gâteau finale. Benoît Delbecq s’exprime à cheval sur les mots et son piano, qu’il triture et augmente de sons ajoutés dans un maelstrom entre classique et contemporain fascinant. Le duo frère-sœur qu’il forme avec Marie Dompnier est un numéro d’équilibristes charmant, qui offre un délicat hommage à toutes nos grands-mères sacrifiées sur l’autel d’un patriarcat ravageur. Toutes ces femmes empêchées, sous cloche (de détresse) ou sous cage. En cela, le spectacle a le don de ne rien enfermer. Il ouvre de l’espace, du souffle, de la métaphore, de l’imaginaire, de la joie, et toutes ses strates s’interpénètrent sans barrière. La présence musicale n’est jamais illustrative, elle dialogue au même niveau avec la dimension théâtrale. Les époques glissent les unes sur les autres, les personnages se cachent, au sens propre ou figuré, pour mieux rendre les larmes, et l’arrivée inopinée du voisin vient créer un appel d’air réjouissant qui permet à la dernière scène d’advenir dans tout ce qu’elle résout et libère à la fois.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Mémoire courte
Texte Marie Dompnier, Jan Peters
Mise en scène Jan Peters
Avec Marie Dompnier, Benoît Delbecq, Jan Peters
Musique Benoît Delbecq
Création lumière Fabrice Ollivier
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Costumes Brigitte Faur-PerdigouProduction Cie Buissonnière
Coproduction Bureau de son
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Théâtre des Îlets – Centre Dramatique National de Montluçon
Avec le soutien en résidence de création de La Vie Brève – Théâtre de l’Aquarium et du CENTQUATRE-PARISDurée : 1h10
Les Plateaux Sauvages, Paris
du 3 au 13 mars 2025
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