L’artiste remet sur le métier la pièce didactique de Brecht qu’il avait explorée lors de sa toute première mise en scène, et transforme le plateau du Théâtre de l’Épée de Bois en espace de transmission théâtrale et politique.
Dans sa bibliothèque d’auteurs fétiches, où Shakespeare, Molière, Claudel, Lessing, Kleist, Büchner, Lenz, Grabe, Müller, Genet et Beckett se disputent les plus belles places, Bernard Sobel n’a sans doute pas choisi au hasard. Pour sa nouvelle création donnée au Théâtre de l’Épée de Bois, c’est vers son plus fidèle compagnon que le metteur en scène au près de 90 printemps s’est tourné, vers ce bon vieux Brecht avec qui, depuis plus de 50 ans, il entretient un dialogue régulier. Dans l’oeuvre pléthorique du dramaturge allemand, Sobel aurait pu jeter son dévolu sur une pièce qu’il n’avait pas encore explorée. Après Antigone, Homme pour homme, Têtes rondes et têtes pointues, La Chute de l’égoïste Johann Fatzer, La Bonne Âme du Se-Tchouan, La Mère, Un homme est un homme et Sainte Jeanne des Abattoirs, qu’il avait confiée en 2008 à de jeunes comédiennes et comédiens frais émoulus du Conservatoire de Paris, il en restait malgré tout quelques-unes. Oui, mais voilà, par un geste qui revêt la force du symbole, l’artiste a décidé de se replonger dans un texte qui ne lui est pas franchement inconnu, dans L’Exception et la Règle qu’il avait déjà visité en 1957, au Théâtre-Studio du Berliner Ensemble, lors de sa toute première mise en scène – avant de le reprendre en mai 1968 dans plusieurs lieux occupés par des militants et grévistes, puis en 1971 au Théâtre de Gennevilliers. Façon non pas de boucler la boucle, mais de réactiver les braises de sa propre jeunesse pour mieux passer le flambeau.
Dans le paysage brechtien, L’Exception et la Règle n’occupe pas une place de premier plan – il faut d’ailleurs fouiller dans le tome 3 de son Théâtre complet publié par L’Arche pour la dénicher. Écrite en 1930, soit une dizaine d’années après l’écrasement de la révolution spartakiste, elle fait partie de ces courtes pièces didactiques, volontiers délaissées, voire moquées, en raison de leur moralisme politique. Dans cette fable qui met en jeu « un exploiteur et deux exploités », soit un marchand, un guide et un coolie – la version extrême-orientale du porteur –, aucun mystère, aucun non-dit. Tout est clair comme l’eau de roche qui ne va pas tarder à manquer dans le désert que nos trois comparses s’apprêtent à traverser. Dans la ligne de mire du marchand, Ourga et sa station Han, qu’il doit se dépêcher de rejoindre pour conclure un contrat qui lui permettra d’exploiter un puits de pétrole. Pour arriver avant ses concurrents lancés à ses trousses, l’homme n’hésite pas à presser ses deux employés : « Dépêchez-vous, tas de fainéants », leur intime-t-il d’entrée de jeu, comme pour mieux leur signifier sa détermination, sa supériorité et sa domination.
Entre l’« exploiteur » et les deux « exploités », règne une ambiance électrique, fondée sur la suspicion plutôt que sur la confiance. Au guide qu’il accuse de ne pas savoir « se faire respecter par le personnel », le marchand ne tarde pas à donner congé, et il se retrouve alors seul avec le coolie, qu’il se plaît à rabrouer et à maltraiter. Lui agitant sans cesse un revolver « sous le nez » ou « dans le dos », le marchand va finalement le retourner contre son employé à l’issue d’une méprise : alors que le coolie lui tend une gourde, l’homme croit y voir une pierre. « Et avec son revolver il tire sur le coolie, alors que celui-ci, ne comprenant pas, continue à lui tendre la gourde », écrit Brecht dans ses didascalies, avant de redonner la parole au marchand : « Alors, c’était bien ça ! Sale bête ! Maintenant, tu as ton compte. » Bientôt traduit devant un tribunal à la suite d’une plainte de la femme du coolie, l’homme est acquitté au terme d’un procès qui a tout d’un simulacre. En guise de verdict, le juge proclame : « Le marchand n’appartenait pas à la classe à laquelle appartenait son porteur. Avec lui, il lui fallait s’attendre au pire. […] Le bon sens lui disait qu’il était menacé du pire. […] L’accusé a donc agi en état de légitime défense fondée en droit, peu importe qu’il ait été menacé ou seulement qu’il ait dû se sentir menacé. » Façon, pour la justice partiale des puissants, d’assassiner l’assassiné une seconde fois.
Cette mise à nu des réflexes intra-classe et du mépris inter-classe, mais aussi de la violence des tenants de l’ordre et des institutions, qui résonnent malheureusement encore aujourd’hui, Bernard Sobel la livre dans son plus simple appareil. Profitant du sublime écrin de la salle en pierre du Théâtre de l’Épée de Bois, qui se suffit à elle-même pour offrir aux mots une aura particulière, le metteur en scène suit le mouvement dramaturgique dessiné par Brecht, et construit son spectacle en deux temps. Avant de demander à ses comédiennes et comédiens d’expérience de donner corps à la parodie judiciaire, il confie la restitution des faits aux jeunes actrices et acteurs de la Thélème Théâtre École, abritée par Le 100ecs qui lui sert depuis quelques années de partenaire. D’abord disposés à la manière d’un choeur antique, Balthazar Corvez-Jubin, Léone Feret, Anna Gallo, Léo Michel, Ursula Ravelomanantsoa, Valentine Régnier, Samy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller et Félix Winterhalter s’avancent rapidement au centre du plateau, s’y assoient et s’emparent du texte de Brecht disposé sous leurs yeux. Entre eux, il n’est pas question de se distribuer la parole des figures à incarner, mais plutôt de bâtir pierre par pierre, brique par brique, fragment de tirade par fragment de tirade, une choralité pour composer une voix unique. Si l’oreille des spectatrices et des spectateurs doit, dans un premier temps, s’habituer à ce découpage en règle, il forme progressivement un flot envoûtant, irrigué par une fine alliance entre distanciation et activation, et paraît, à la seule force du rythme impulsé, reproduire l’implacable mécanique des faits, alimentée par des forces exogènes à ce point puissantes qu’elle ne peut jamais être déjouée.
Aussi vite douché soit-il, l’espoir renaît malgré tout à la faveur de l’arrivée sur scène des protagonistes du procès. Emplis de la douleur de la femme du coolie, de la foi du guide et des travers du marchand et du juge, toutes et tous apparaissent, sous la fine direction de Bernard Sobel, humains, trop humains, capables, peut-être, de renverser la vapeur, et de faire mentir le chant des tribunaux qui les a précédés : « Quand l’innocent est assassiné / Au-dessus les juges s’assemblent et le condamnent. / Sur la tombe de l’assassiné / Son droit est assassiné. » Même si cela s’avère peine perdue, c’est là, à ce moment précis, que le metteur en scène parvient à dépasser le côté didactique de L’Exception et la Règle, et à faire de la pièce de Brecht le berceau d’une transmission à double détente : de sa génération à la suivante, et de la suivante à la nouvelle. Organisée à la manière d’un passage de relais théâtral, d’un art brut qui reviendrait à son essence la plus pure débarrassée de toute fioriture, elle est aussi politique dans sa façon de maintenir ouverte la possibilité du combat. « Nous sommes dans un domaine où les évidences les plus éclatantes sont souvent le plus vite perdues de vue et où l’actualité trouve toujours à s’éclairer », assurait Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde pour défendre L’Exception et la Règle. Ces mots, écrits en 1971, valent encore pour aujourd’hui.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Exception et la Règle
Texte Bertolt Brecht
Traduction Bernard Sobel, Jean Dufour
Mise en scène Bernard Sobel, assisté de Sylvain Martin, Jean-Baptiste Martin
Avec Julie Brochen, Marc Berman, Claude Guyonnet, Boris Gawlik, Matthieu Marie, Sylvain Martin, et les comédiens de la Thélème Théâtre École : Balthazar Corvez-Jubin, Léone Feret, Anna Gallo, Léo Michel, Ursula Ravelomanantsoa, Valentine Régnier, Samy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller, Félix Winterhalter
Dramaturgie Daniel Franco
Création lumière Laïs Foulc
Régie lumière Madeleine de KerrosProduction Compagnie Bernard Sobel ; Le 100ecs
Durée : 1h
Théâtre de l’Épée de Bois, Paris
du 20 février au 2 mars 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !