Autrice et metteuse en scène de spectacles irrésistiblement drôles, ses Récréations philosophiques comme elle les a nommés, qui traitent pêle-mêle de Wittgenstein, de l’art contemporain ou de concert pop, Stéphanie Aflalo rigole autant avec la faucheuse qu’avec l’excès de sérieux. Portrait d’une artiste incontournable que la fragilité construit.
Ce qui est drôle quand on parle avec elle, c’est à quel point Stéphanie Aflalo ne se la joue pas. Elle pourrait reprendre à son compte cette phrase de Hermann Hesse dans Le Loup des steppes : « Tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne ». Père commerçant en informatique, mère au foyer, la trajectoire de sa famille a d’abord suivi les vicissitudes de la réussite du business paternel : jeunesse florissante, avec scolarité dans un établissement privé de l’élite parisienne avant la crise, puis une forme de déclassement social et un exil du côté de Créteil. De quoi sentir la fameuse réversibilité de la Fortune pour cette artiste baroque qui s’amuse autant qu’elle s’inquiète de l’extraordinaire instabilité des choses. Elle vit désormais à Lille, où les loyers sont plus doux, et elle plus proche de son amoureux qui réside à Bruxelles. « Parce que demain, si je suis malade ou handicapée, je pourrai m’employer moi-même », elle crée en 2022 sa propre compagnie, Johnny Stecchino, du titre de l’un des premiers films de Benigni, artiste clown aux personnages de losers heureux.
L’instabilité, l’échec, dont la possibilité habite ses spectacles, l’ont donc certainement modelée. Plusieurs fois recalée aux concours des grandes écoles nationales – « Je ne supportais pas d’être jugée » –, elle a dû emprunter des chemins de traverse qui ont forgé sa singularité dans le paysage actuel. Avec Florian Pautasso, qu’elle rencontre au Cours Florent, elle se lance alors dans l’écriture de plateau. « On a commencé à travailler – ce qui était nouveau –, à ne pas être en maîtrise de ce qu’on fait au plateau, à réagir plus en tant qu’humain qu’en tant qu’acteur ». Des premiers pas qui croisent le travail de Marina Abramović et de Forced Entertainment, en parallèle d’études de philosophie qu’elle poursuit à l’Université Paris-Nanterre. Master 1 sur Bataille, Master 2 sur Nietzsche.
Désacraliser l’Art
La philosophie, c’est peut-être aussi là le secret de ce recul qui la rend si drôle. En 2021, son premier solo, Jusqu’à présent, personne n’a ouvert mon crâne pour voir s’il y avait un cerveau dedans part pourtant d’un ouvrage de Wittgenstein, certainement pas le plus marrant des philosophes. « À force de créer mes partitions au plateau, je me suis mise à croire que j’étais capable d’écrire. Et puis, quand on baigne longtemps dans un sujet, il y a un grand plaisir à laisser remonter les choses sans en avoir conscience ». Au départ, elle vise « un spectacle austère, qui dénoue la philosophie de Wittgenstein comme une pelote », mais son esprit de dérision la rattrape. Elle, qui se voulait tragédienne quand elle apprenait le jeu et travaillait à se faire « une grosse voix », glisse ainsi petit à petit vers un registre comique qu’elle déploiera désormais à l’envi dans ses Récréations philosophiques.
Son goût pour Bataille, Nietzsche et Wittgenstein tient aussi, souligne-t-elle, à ce que tous trois ne croient pas dans le médium qu’ils continuent pourtant à utiliser. Comme elle. Car, dans la droite ligne du mouvement Fluxus qu’elle apprécie tout particulièrement, Stéphanie Aflalo désacralise l’Art à tour de bras, les œuvres, et a fortiori les siennes. « Il y a tellement de propositions aujourd’hui ». Un esprit transgressif et poilant qui la porte à l’opposé de celles et ceux qui adhèrent sans réserve à leur art, souvent sous la bannière de la radicalité ou du sacrifice. Il faut dire aussi que, pour couronner le tout, elle conserve sans cesse à l’esprit le sentiment de notre finitude, cette présence en arrière-plan de la mort, qui rend toute entreprise humaine foncièrement vaine et dont elle nourrit abondamment ses créations parce que « ce n’est pas triste, au contraire, c’est comme une bulle d’oxygène dans le spectaculaire commercial ».
Un mélange de violence et de douceur
Ainsi, ni tout à fait dans le circuit ni tout à fait philosophe, cette artiste a créé un territoire bien à elle. L’Amour de l’Art, Live, Méditation et bientôt Oui mais non mais, reprise d’un spectacle de 2021, et Tout doit disparaître pour 2026 esquissent un continuum où la mort et le rire s’embrassent à plein bouche. Spectacles à un, deux ou trois, ils allient au sérieux des sujets traités à la fois l’esprit de dérision et la recherche d’une certaine poésie teintée de décalages. On s’y marre comme rarement et des images restent gravées dans la mémoire – une croix gammée dans les toilettes, la danse de Jérôme Chaudière, interprète de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche –, tout comme l’art du collage surréaliste et le fantôme de la Shoah, le goût pour les corps qu’on voit peu sur scène, la méfiance envers un milieu qui se veut sacrificiel et en profite, la relation au public éprouvée comme une promesse créant une dette éthique et un rapport de force « à 1 contre 300 ».
Un mélange étrange de violence et de douceur traverse les spectacles de cette jeune femme qui continue parallèlement d’être « simple » comédienne. On l’a vue récemment dans Ahouvi de Yuval Rozman, et elle sera en janvier avec Hubert Colas dans Partout le feu. Avec ces metteurs en scène qui « ne travaillent pas comme elle », mais l’ont choisie « pour ce qu’elle est », lui permettent de « ne pas se scléroser », elle rêve parfois d’en revenir aux grands textes. Par amour du grand art ? Ce serait surprenant. Pour prendre sa revanche ? Non plus. « Parce que j’ai peur de ne plus en être capable. » L’incapacité, l’échec, la finitude, c’est quand même marrant…
Eric Demey – www.sceneweb.fr
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