Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, le poignant récit de Maria Larrea, passe la rampe du Studio Marigny dans une mise en scène subtile de Johanna Boyé. Une fascinante autofiction qui bénéficie de la belle profondeur d’interprétation d’une Bérénice Bejo radieuse.
L’histoire est hallucinante, comme rarement. Elle a tout d’une fiction, avec ses étapes imparables – point de bascule, révélation, rebondissements, résolution et dénouement. À ceci près qu’elle est vraie. Maria Larrea l’a racontée dans son roman éponyme et sa lecture ressemble à une déflagration. Les gens de Bilbao naissent où ils veulent est une autofiction stupéfiante qui puise à la source des tours de passe-passe que peut nous jouer la vie pour en faire une fabuleuse matière à récit. Ici, la matière est si incroyable qu’elle pourrait sonner faux, ou paraître en faire trop, si c’était une fiction. La vie a parfois plus d’imagination que nous. Johanna Boyé, metteuse en scène à succès de La Reine des Neiges, l’histoire oubliée qui a joué deux saisons d’affilée au Vieux-Colombier, ne s’y est pas trompée, décelant dans ce livre brûlant des enjeux de théâtre forts et la possibilité d’une adaptation centrée sur la narratrice, héroïne malgré elle d’une vie diablement romanesque. Car Maria Larrea a le théâtre dans la peau, si l’on peut dire, puisque son père était le gardien de la Michodière où elle habitait un petit deux-pièces décrit de manière pittoresque : une enfance à rentrer chez elle par l’entrée des artistes, à côtoyer le personnel du théâtre et les équipes artistiques. Mais c’est vers le cinéma qu’elle s’est tournée au moment de choisir ses études, réussissant le concours ultra sélectif de la Fémis, cette voie royale pour entrer dans la matrice.
Et pourtant, c’est la littérature qui accueillera son histoire. Un roman impossible à lâcher sitôt que l’on y entre, que l’on dévore goulûment comme un polar, avide de connaître la suite, de découvrir, dans les pas de sa narratrice, le mystère identitaire qui le guide. Fluide, rythmée, dynamique, l’adaptation qu’en tirent Johanna Boyé et Elisabeth Ventura, binôme fécond qui a déjà fait ses preuves à maintes reprises, rend grâce à la personnalité du roman, habité d’une rage de savoir, d’un humour à toutes épreuves (et Dieu sait qu’elles sont grandes !), d’un sens de la formule et d’un élan vital que rien ne semble pouvoir stopper. Une écriture visuelle et sensitive qui sait croquer des figures, des scènes et des décors avec un sens du détail affiné. Une écriture assez cinématographique en somme. Un récit de vie aux airs d’intrigue à tiroirs, une naissance qui cache bien des secrets, une enquête digne d’un film d’espionnage et une héroïne acharnée qui ne lâche rien, investie d’une mission sans concession : lever le voile sur le tissu de mensonges qui l’entoure et recomposer, pièce après pièce, le puzzle de ses origines.
On n’en dira pas plus, évidemment, pour ne rien gâcher du plaisir narratif fou que l’on prend à suivre les méandres de ce parcours atypique. De dévoilements en révélations, le récit avance par paliers successifs qui, chaque fois, participent de l’avancée vers la vérité tout en l’épaississant un peu plus. C’est un jeu de cache-cache troublant et haletant, une matière à jouer exceptionnelle dont s’empare Bérénice Bejo, actrice de cinéma sensible, à la carrière ponctuée de pépites, avec une grâce et une maturité lumineuse. Dirigée avec une précision d’orfèvre et un sens du rythme aiguisé, la comédienne incarne cette quête avec un engagement de tous les instants. Jouant tour à tour les personnages secondaires du tourbillon dans lequel elle est entraînée – le père, la mère, les copines, la tireuse de cartes… –, l’actrice fait preuve d’une palette de jeu éclatante, tantôt drôle, grinçante ou bouleversante. Vêtue d’un ensemble très seyant, un simple veston sans manches sur un pantalon noir ample et fluide, cheveux courts découvrant un visage sans cesse changeant, Bérénice Bejo illumine ce seule en scène qui fait le choix de la sobriété visuelle et confiance à la puissance folle de son récit.
Un simple rideau de lianes devient surface de projection de vidéos parcimonieuses dessinant des atmosphères, des ciels d’orage et des ambiances plus chaleureuses, que la musique complète avec tact ; mais il est aussi symboliquement le voile que l’on soulève, le miroir qui se traverse, la frontière entre le monde du mensonge qui lui est imposé et la vérité qui se mérite. Il insuffle mouvement et hors champ à la parole qui se déverse en flots, participe des allées et venues de l’héroïne entre l’Espagne et la France, il est un partenaire de jeu discret, mais indispensable pour que ce récit fasse théâtre. Alors, l’entendre sur un plateau prend tout son sens : le silence est rompu, la parole trouve ici sa fonction libératrice, elle retrace le passé pour que l’avenir s’y appuie, et cette histoire poignante nous parvient dans un spectacle qui a l’élégance de son interprète et la délicatesse de sa mise en scène.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
d’après le roman de Maria Larrea (Éditions Grasset)
Adaptation Johanna Boyé, Elisabeth Ventura
Mise en scène Johanna Boyé
Avec Bérénice Bejo
Assistante mise en scène Pauline Devinat
Scénographie Caroline Mexme
Lumières Cyril Manetta
Costumes Alice Touvet
Musique Mehdi Bourayou
Chorégraphie Johan Nus
Vidéo Benoit LahozProduction 964 Productions ; Théâtre Marigny
Durée : 1h10
Studio Marigny, Paris
à partir du 11 octobre 2024
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