Adaptation du roman éponyme de Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin est une plongée complexe, froide et glaçante dans les arcanes du pouvoir et l’Histoire de la Russie. Roland Auzet signe la mise en scène au cordeau de ce théâtre politique éclairant qui décortique méticuleusement les dessous sombres d’un pays façonné par ses dictatures successives.
Avant d’être un spectacle, Le Mage du Kremlin est d’abord un roman signé Giuliano Da Empoli, Grand prix du roman de l’Académie française, finaliste du prix Goncourt et succès de librairie. Publiée en 2022, l’œuvre brasse l’Histoire de la Russie et son actualité – jusqu’à la veille de la guerre en Ukraine –, personnalités et faits réels, autour d’un personnage de fiction trouble et énigmatique : Vadim Baranov, homme de l’ombre, artiste et éminence grise, conseiller et bras droit de Vladimir Poutine, possiblement inspiré, au vu de son profil insaisissable, par l’idéologue Vladislav Sourkov.
Porté depuis quelques années par la volonté de convoquer au plateau notre Histoire contemporaine, le metteur en scène Roland Auzet s’est emparé de cette matière littéraire, troublante d’échos et d’actualité, qui plonge au cœur des arcanes du pouvoir russe. Son adaptation éclaire sans fard et sans détour le théâtre du politique et les fondations d’une nation, « colosse aux pieds d’argile », assujettie depuis des siècles – si l’on remonte à Ivan le Terrible – à des dictatures. S’il s’agit bel et bien d’une fiction, celle-ci ne nous berce pas de douces illusions, au contraire. Trempée à la source du réel au point de brouiller les pistes, l’intrigue déroule son lot d’évènements clés – comme le naufrage du Koursk ou la rencontre épique entre les présidents Bill Clinton et Boris Eltsine – et dépeint le parachutage au pouvoir et le record de longévité d’un jeune poulain qui n’est autre que Vladimir Poutine. Et l’on assiste à l’élaboration d’une mythologie autour de la construction d’un parti : mascarades et jeux de rôles, mise en scène et poudre aux yeux, ou comment manipuler les masses avec les outils de l’illusion médiatique. Malgré sa forte dimension littéraire, il semblait alors on ne peut plus pertinent de déplacer ce roman sous les feux de la rampe.
En fond de scène, un miroir en cinémascope reflète le public sous une lumière froide et sans concession. Le sol est luisant, le mobilier blanc, sobre et élégant. L’espace s’organise de façon quasiment symétrique de part et d’autre d’un piano droit noir, placé devant un mur d’écrans horizontaux et verticaux, géométriques et frontaux. Le geste scénographique est parlant, il distille son atmosphère impersonnelle et sans âme, et chaque transition se matérialise par des éclats vidéo aveuglants et des sons stridents à l’impact visuel et sonore volontairement agressif comme pour mieux signifier – un peu trop peut-être – la violence à l’œuvre dans les rapports. L’action débute au présent dans la résidence de Vadim Baranov. L’homme vient de se retirer – ou plutôt d’être évincé – des affaires et de la vie politique, tandis qu’un journaliste français lui rend visite dans la demeure où il est assigné à résidence et tente de dénouer les fils de ses multiples facettes et de son histoire. Le passé se raconte alors en flashbacks. Si l’entrée en matière est un peu brutale, si l’intrigue s’avère dense, complexe et saturée d’informations que l’on peine à mettre en relation au début, on entre peu à peu dans les enjeux d’une pièce éminemment politique et passionnante, qui résonne dramatiquement avec les évènements actuels de la guerre en Ukraine.
Philippe Girard incarne avec le mystère et la retenue nécessaire ce « mage du Kremlin » revenu de tout, Stanislas Roquette, dans la peau du journaliste ou de Limonov, prouve une fois de plus qu’il peut tout jouer en grande intelligence et fluidité, Claire Sermonne, aussi à l’aise en russe qu’en français, parcourt le spectacle avec un aplomb retentissant, Hervé Pierre se fond dans la distribution avec une aisance qui n’a d’égale que son immense talent. Quant à Andranic Manet, jeune étoile montante du cinéma d’auteur français, il interprète en un grand écart vertigineux, le Tsar, alias Poutine, dans toute son évolution glaçante, son autoritarisme et sa démesure, et son pendant, le leader de l’opposition, les Loups de la nuit. Belle distribution pour un spectacle exigeant qui requiert une attention de tous les instants, et révèle de façon implacable les mécanismes effrayants et l’opacité des méthodes dont use le pouvoir pour assoir une légitimité de façade. Inquiétant, c’est le moins qu’on puisse dire.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Le Mage du Kremlin
d’après le roman de Giuliano Da Empoli
Adaptation et mise en scène Roland Auzet
Avec Hervé Pierre, Karina Beuthe Orr, Philippe Girard, Andranic Manet, Stanislas Roquette, Claire Sermonne, Irène Ranson Terestchenko
Assistanat à la mise en scène Pauline Cayatte
Scénographie Cédric Delorme Bouchard
Lumières Cédric Delorme Bouchard
Costumes Victoria Auzet
Vidéo & musique Wilfried Wendling
Régie générale Jean-Gabriel ValotProduction Compagnie ACT Opus – Roland Auzet
Coproduction Les Théâtres, Marseille ; Théâtre Montansier, Versailles ; Théâtre de Privas ; La Muse en Circuit, Centre national de création musicaleDurée : 1h40
La Scala Paris
du 4 septembre au 3 novembre 2024La Scala Provence, Avignon
le 14 novembreThéâtres en Dracénie, Draguignan
le 19 novembreThéâtre du Gymnase, Marseille
du 21 au 23 novembreThéâtre national de Nice
du 27 au 29 novembreThéâtre Francis Palmero, Menton
le 3 décembre
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