Dans « La Tour de Constance », le désir émancipateur de Guillaume Vincent
À l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, le metteur en scène poursuit son travail entamé avec Vertige (2001-2021) et offre à six jeunes comédiennes et comédiens de la promotion 11 de l’École du TNB un écrin mélancolico-nostalgique où l’attraction permet de lutter contre toutes les formes d’assignation.
Dès les premières secondes, la filiation s’impose au regard. Devant un lourd rideau de scène, exhumé d’un théâtre d’Épinal ou d’un spectacle de magie traditionnelle, six corps à l’allure juvénile sont assis sur des chaises disposées en rang d’oignon. L’ambiance en clair-obscur qui nimbe le plateau ne permet pas d’avoir accès aux détails des visages et offre à ces silhouettes une dimension aussi mystérieuse que spectrale. À ceux qui auraient suivi le travail de Guillaume Vincent au cours des derniers mois, cette entrée en matière rappellera sans doute l’un de ses précédents spectacles, Vertige (2001-2021), où le metteur en scène usait déjà d’un tableau similaire pour troubler les attendus. Loin d’être un hasard, et encore moins une coquetterie, cette esthétique connexe témoigne du rapport étroit qui existe entre La Tour de Constance et son aîné. Dans l’une comme dans l’autre, Guillaume Vincent s’emploie à effacer les frontières, à confondre les temporalités, les espaces et les êtres, à jouer sur les effets de transparence entre les personnages et celles et ceux qui les incarnent. Surtout, le metteur en scène s’est, une nouvelle fois, entouré d’une troupe de jeunes gens fraîchement sortis d’école. Après avoir collaboré avec les élèves comédiens de la promotion 6 de l’École du Nord dans Vertige (2001-2021), l’artiste a profité d’une série de cours donnés à la promotion 11 de l’École Supérieure d’art dramatique du TNB pour offrir à six de ses membres cette nouvelle pièce cousue main, nourrie par des versions augmentées, autant que travesties, d’eux-mêmes.
Bien loin de Rennes où le Théâtre national de Bretagne a ses quartiers, La Tour de Constance prend racine, comme son titre le laisse présager, à Aigues-Mortes, et plus particulièrement au coeur de l’hôtel de la Tour, situé à proximité de l’édifice qui servit notamment de prison pour les femmes dites « hérétiques », soit protestantes, à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes. Pour les six filles et garçons qui s’y croisent, l’établissement n’est pas un lieu de villégiature, mais de travail. On devine qu’il fut d’abord estival, puis saisonnier, et enfin permanent, devenu une solution de secours dans cette ville fortifiée où la jeunesse peine parfois à trouver sa place, protégée autant qu’étouffée par la hauteur des remparts. Il constitue également une interface, un point de rencontre avec un autre monde que le leur, celui de riches clients qui se gobergent de Ruinart, mais aussi, et surtout, entre eux. Car, au-delà de leur labeur quotidien, ce sont les relations de ces jeunes gens, et plus spécifiquement leur désir, qu’explore Guillaume Vincent. Un désir mouvant, changeant, fluctuant, « qui circule mal », comme il le précise lui-même.
Il en va ainsi de celui qui unit Bonnie et Martin : si les deux amants n’ont jamais vraiment été, de façon officielle, en couple, la jeune femme décide d’avouer son amour au jeune homme alors qu’il s’apprête à mettre les voiles pour quitter la ville. De son côté, Alyssa en pince pour Dylan qui, lui, n’a d’yeux que pour Marie. À la manière d’un électron libre d’apparat, Livio prétend, quant à lui, voir les relations entre hommes à travers un prisme strictement tarifé, mais il aime secrètement Martin qui, parfois, comme s’il voulait s’autopersuader de sa bisexualité, lui accorde quelques moments de tendresse à l’occasion de furtives escapades nocturnes où il vient se lover contre lui en cuillère. De ces duos qui se font aussi vite qu’ils se défont, se dégage une évidente impression de marivaudage, du Jeu de l’amour et du hasard autant que de La Double Inconstance, mais pas seulement, pas uniquement.
Au-delà des autres influences littéraires et musicales avec lesquelles ils sont façonnés, et qui affleurent çà et là – de Barbara à Proust, de Chateaubriand à Baudelaire, d’Anna de Noailles à Victor Hugo –, Alyssa, Bonnie, Marie, Dylan, Livio et Martin sont des jeunes gens bien de leur temps, enfermés dans un territoire autant que dans un mille-feuille d’histoires personnelles, dont ils essaient de se défaire pour mieux s’en émanciper en jouant, rejouant, et peut-être déjouant, le récit de leurs vies. Chacune et chacun à leur endroit, ils apparaissent comme autant de Marie Durand, l’une des prisonnières célèbres de la Tour de Constance. Eux ne gravent pas le mot « Résiste » sur une margelle du bâtiment, comme leur aînée l’aurait supposément fait, mais l’inscrivent, par le truchement du désir, au frontispice de leur existence. Qu’il soit amoureux ou professionnel – tel le rêve de Dylan de devenir comique –, matériel ou sentimental, source de menus larcins ou d’aventures furtives, pas toujours assouvi, rarement réciproque, parfois à plusieurs bandes, épisodiquement contrôlable ou superficiellement modifiable, toutes et tous l’utilisent comme un levier pour tenter d’échapper à leur condition sociale autant qu’à leurs trajectoires familiales, fondées sur un rapport complexe aux parents et à la fratrie, de ceux qui biaisent durablement le rapport à l’autre.
À première vue, le petit plateau de la très belle, mais modeste, salle Christian-Bérard pouvait sembler un peu étroit pour déployer cette pièce. Au contraire. À l’épreuve des faits, son caractère exigu traduit l’enfermement et la proximité imparfaite vécus par les personnages. La force de vouloir tout changer, y compris le sens et la teneur du récit qui est servi, n’en apparaît alors que plus urgente, et la salle de réception hôtelière, avec sa traditionnelle moquette à motifs et ses épais rideaux, peut prendre des airs de salle de bal, où les duos se font et se défont pour essayer de mieux décomposer, puis recomposer les vies. Servi par six jeunes actrices et acteurs aussi talentueux que généreux – Bonnie Barbier, Julie Borgel, Alison Dechamps, Félicien Fonsino, Dylan Maréchal, Nathan Moreira –, le texte tricoté par Guillaume Vincent l’est également par le charme envoûtant de sa mise en scène, qui sait mettre en valeur son appréhension si délicate des êtres. Scénographiquement proche de celui déployé dans Vertige (2001-2021), son travail génère une atmosphère éthérée, quasi fantomatique, où les jeunes gens ont, parfois, l’allure de vieilles âmes mélancoliques qui repasseraient les plats de leur jeunesse pour essayer de déjouer leur sort, de s’extraire de leur Tour de Constance, grâce à une forme de persévérance dans leur inconstance.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Tour de Constance
Texte et mise en scène Guillaume Vincent
Avec (issus de la promotion 11 de l’École Supérieure d’art dramatique du TNB) Bonnie Barbier, Julie Borgel, Alison Dechamps, Félicien Fonsino, Dylan Maréchal, Nathan Moreira
Collaboration artistique Amélie Gratias
Accompagnement chorégraphique Stefany Ganachaud
Création lumières Manon Pesquet
Scénographie et costumes Guillaume Vincent, assisté de Myriam Rault, Michel Bertrand
Collaboration musicale Jeanne Cherhal
Régie générale Claire Germaine
Le rap Assistance public a été écrit par Bonnie Barbier, Alison Dechamps et Guillaume VincentProduction Cie Midi Minuit
Coproduction Théâtre National de Bretagne – Centre Européen Théâtral et ChorégraphiqueLa Cie Midi Minuit est soutenue par la DRAC Île-de-France – ministère de la Culture au titre de l’aide aux compagnies dramatiques conventionnées.
Avec le dispositif d’insertion de l’école du Théâtre National de Bretagne.Durée : 1h40
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
du 17 septembre au 5 octobre 2024MJC La Rouette, Corps Nuds
le 11 octobreLe Canal Théâtre, Redon
le 17 octobreThéâtre National de Bretagne, Rennes
du 10 au 20 décembreScène nationale 61, Mortagne-au-Perche
le 11 mars 2025
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