S’emparant du terme « whitewashing » qui signale, au cinéma ou dans le spectacle vivant, le fait d’attribuer à des interprètes à la peau claire le rôle de personnages racisé⸱es, Rébecca Chaillon porte avec Aurore Déon une performance percutante. Par sa façon de signaler le racisme de la blanchité innervant notre société, comme par le ressaisissement qu’opèrent ces femmes par rapport à leur identité.
Des bruits de gouttes. Irréguliers, en sourdine. Peut-être certains ne les entendront-ils pas tout de suite. Peut-être d’autres verront-ils d’abord les petites flaques – marron ou translucides – qu’elles forment sur le sol – blanc, évidemment – du plateau. Peut-être d’autres, encore, repéreront-ils en premier les quelques accessoires de nettoyage disséminés sur scène : sceaux noirs, chariot de ménage, sceau rouge sur une petite cimaise – blanche, évidemment. Peut-être, enfin, certaines s’attacheront-elles, pour débuter, à suivre les mouvements des deux interprètes au plateau. Et tout le reste, le détail par le menu des quelques modestes éléments du dispositif scénographique, ce à quoi ils (nous) renvoient, viendra après. Oh, il y aura du temps pour tout détailler, scruter, observer. Car si le spectacle vivant est – attention, lieu commun – une expérience du temps, Whitewashing la pose comme impératif de perception et d’appréhension de ses enjeux.
Réunissant au plateau l’autrice, metteuse en scène et comédienne Rébecca Chaillon et l’autrice et comédienne Aurore Déon – la première signant la mise en scène –, cette performance a une trajectoire louvoyante. Conçue en 2019, elle a nourri Carte noire nommée désir – en tournée depuis 2021. Reprise ici en tant qu’objet singulier, on imagine que cette pièce se baladant entre prequel et sequel est autant infusée de l’expérience de Carte noire qu’elle l’a nourrie. Pour autant, si la parentèle avec Carte noire est évidente, Whitewashing déploie sa propre forme en plusieurs parties bien distinctes. La première débute avant l’arrivée du public, puisque lorsque nous entrons en salle, Rébecca Chaillon et Aurore Déon sont déjà « à la tâche ». L’une (Rébecca Chaillon), le corps noir blanchi grossièrement et entièrement vêtue d’une tenue de travail blanche – jusqu’aux crocs et à la charlotte couleur argent couvrant ses cheveux –, frotte le sol à genoux avec une serpillière ; l’autre (Aurore Déon), vêtue de noir, le lave, elle, avec un balai à franges. Ce nettoyage où toutes deux sont isolées va durer, s’éterniser. D’abord, parce que la fonte des tasses – d’eau et de café – ne cesse de salir à nouveau le sol immaculé. Aussi, parce qu’il faut du temps pour qu’en tant que public l’on voit vraiment ce qui se joue là.
Ponctué des bruits de gouttes, l’ensemble de cette séquence se réalise sans un mot, à l’exception d’une chanson éloquente fredonnée à mi-voix : Maldòn du groupe guadeloupéen Zouk Machine, dont les paroles les plus connues sont « nettoyer, balayer, astiquer ». Ce faisant, elle déplie plusieurs éléments. Outre l’invisibilisation des personnes travaillant dans le secteur de la propreté – comme du soin et de l’aide aux personnes –, elle rappelle la racialisation et la féminisation du travail de soin et de nettoyage – et partant, le racisme structurel qui assigne majoritairement des femmes racisées, migrantes, à des métiers précarisés et sous-payés. Mais elle souligne également les injonctions racistes dans lesquelles sont prises ces femmes, et les femmes à la peau non claire de façon générale : celles de la blanchité. Une blanchité pointée ici avec un grotesque féroce à travers la mise de Rébecca Chaillon. De son costume à sa posture, de son maquillage volontairement appuyé à ses lentilles de vue blanches, l’artiste désigne avec ironie cet impérialisme de la blancheur et les paradoxes touchant nombre de femmes racisées : s’effacer, nettoyer dans leur métier, tout en s’attachant à atténuer le foncé de leur couleur de peau ; s’abîmer le corps avec des produits nocifs, qu’il s’agisse de produits ménagers ou destinés à l’éclaircissement de la peau.
L’omniprésence et l’hégémonie de la blanchité, que les personnes à la peau claire ne perçoivent souvent pas, les lentilles de vue blanches de Rébecca Chaillon, artifice aussi bouffon qu’inquiétant, nous y renvoient. Car, en effaçant l’iris et la pupille pour offrir des globes d’une blancheur étincelante, ces lentilles gomment le regard. Et l’artiste a beau régulièrement adresser des regards face au public, ce qu’elle renvoie n’est ni un échange ni une communication. À la médiation du regard de l’autre, essentielle pour se percevoir soi, ces orbites blanches désignent et opposent l’assignation raciste de blanchité que la société occidentale impose aux personnes racisées. Pour y résister et permettre à ces femmes de se réapproprier leur identité, Whitewashing dessine un patient, et très beau par sa délicatesse, mouvement collectif, sororal, amical.
Tandis que les bruits de gouttes continuent jusqu’à ce que les blocs se détachent intégralement, Whitewashing déplie par d’autres angles, sous d’autres formes, le racisme structurel et l’exotisation des femmes racisées. Sans éluder un comique à l’ironie percutante et incisive – il en va ainsi de l’évocation d’une célèbre publicité pour du café ou de l’énumération de petites annonces matrimoniales où l’essentialisation et la fétichisation vont bon train –, la performance interprétée avec une présence sans faille et un sens de la répartie certain par Rébecca Chaillon et Aurore Déon n’oblitère pas les espaces de réparation possibles. C’est, d’ailleurs, en gestes comme en mots, vers des prises de paroles à la poésie balançant entre rugosité et lyrisme, que l’ensemble chemine. Et cette forme à l’hétérogénéité assumée, où l’humour évacue rondement tout moralisme, quitte progressivement l’espace écrasant du white cube pour accéder à une scénographie volontairement plus sensible et riche dans ses atmosphères. Au sein de ce dispositif cessant d’annihiler les identités pour les révéler, les itinéraires singuliers du duo d’artistes résonnent par leur volonté puissante de ressaisissement de leurs histoires et de leurs origines.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Whitewashing
Textes Rébecca Chaillon, Aurore Déon
Mise en scène Rébecca Chaillon
Avec Rébecca Chaillon, Aurore Déon
Régie générale et plateau Suzanne Péchenart
Traduction et surtitrages Lisa WegenerProduction Compagnie Dans le ventre
Coproduction CDN Besançon Franche-Comté (producteur délégué de la création et de la première tournée 22-23) ; TPR – Centre neuchâtelois des arts vivants – La Chaux-de-Fonds ; Maison de la Culture d’Amiens ; Le Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne ; Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale ; Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes, Centre dramatique national Orléans/Centre Val-de-Loire ; Le Carreau du Temple – Établissement culturel et sportif de la Ville de Paris ; La Manufacture – CDN Nancy – Lorraine
Avec le soutien de la Drac Hauts-de-France dans le cadre de l’aide à la création et de la Région Hauts-de-France
Résidence Ferme du Buisson / Scène nationale de Marne la ValléeRébecca Chaillon est représentée par L’Arche, agence théâtrale.
Durée : 1h30
La Criée, Théâtre national de Marseille, dans le cadre du festival Actoral
les 25 et 26 septembre 2024
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