Au Jeu de Paume, le metteur en scène parvient à faire sien le Jewish cock de Katharina Volckmer, à l’augmenter de son univers, dans lequel la comédienne se fond avec une aisance déconcertante.
Chez Jonathan Capdevielle, la scénographie occupe toujours une place centrale, celle d’un rouage, d’un moteur, capable d’alimenter, voire de faire turbiner, la mécanique théâtrale. Impressionnant de majesté, l’immense rideau violet qui s’impose comme l’unique décor de son Rendez-vous ne sert pas seulement à en mettre plein la vue. Il peut évidemment figurer le drap d’examen installé entre la narratrice du Jewish cock de Katharina Volckmer et son gynécologue, le docteur Seligman, mais sa couleur, particulièrement profonde, et singulière sur une scène de théâtre, recèle une autre signification, celle, comme le dit cette femme dans les dernières encablures de son monologue, du « deuil » et de la « tristesse ». Mi-promontoire, mi-magma, cette montagne de tissu, imaginée par Nadia Lauro, a, de surcroit, une dimension organique. À intervalles réguliers, on peut l’observer se gonfler et se dégonfler, comme si elle respirait. Loin de la dompter, la narratrice paraît alors être son émanation directe, la créature enfantée par cet amas de « deuil » et de « tristesse », qui l’ont transformée au long des épreuves et autres découvertes biographiques.
Avec sa combinaison en latex rouge et son short militaire, cette femme avait pourtant, de prime abord, plutôt l’allure d’une douce dingue, un peu cintrée, mais pas franchement méchante. « Je sais que le moment n’est sans doute pas le mieux choisi pour évoquer ce sujet Docteur Seligman, mais je viens de me rappeler qu’une nuit j’ai rêvé que j’étais Hitler », avoue-t-elle, sans autre forme de procès, au médecin en pleine auscultation de son entrejambe. Ce qui pourrait passer pour une provocation adressée à un praticien juif n’est, en réalité, dans la bouche de cette narratrice sans arrière-pensée, qu’une confidence. À celle-ci, de très nombreuses ne tardent pas à succéder, jusqu’à former une longue série qui se construit, à la manière d’un flux de conscience, de proche en proche. Bientôt, cette Allemande exilée à Londres passe de l’anecdotique au substantiel, de la piètre qualité du pain germanique au poids du passé nazi, et plus particulièrement de l’holocauste, du vibromasseur qu’elle n’ose pas acheter par peur de s’électrocuter à son histoire d’amour, la seule de sa vie, avec un certain K., du prénom de son psy, Jason, à sa quête d’identité. Car on comprend bien vite que cette femme n’est pas ici pour une simple consultation gynécologique, mais pour satisfaire une demande très spécifique : se faire greffer un pénis circoncis.
Sur le papier, ce récit pourrait passer pour une histoire mal dégrossie et volontiers inflammable autour de la question du changement de sexe. À ceci près que le texte de l’autrice allemande Katharina Volckmer, que Camille Cottin et Jonathan Capdevielle ont subtilement adapté pour la scène, ne se contente pas de faire rire – souvent jaune. Peu à peu, à mesure que la pensée de la narratrice se déploie, la question de l’identité devient centrale et ressemble, pour elle, à un immense territoire fait de sables mouvants. Se dessine alors le but sous-jacent de l’iconoclaste opération qu’elle est en train de réaliser, cette tentative de réparation aux multiples affluents : réparation de son corps dans lequel elle se sent mal, réparation d’une histoire nationale qu’il n’est pas toujours simple d’endosser, réparation d’une lourde histoire familiale – sur laquelle nous ne nous étendrons pas pour ne rien divulgâcher –, réparation d’un aveuglement passé, celui qui l’a empêchée de voir le mal-être de l’homme qu’elle aimait. Sans rien perdre de sa langue tonique et incisive, le texte abandonne alors progressivement sa tonalité corrosive pour basculer vers la confession, d’autant plus bouleversante qu’elle a lieu sans avoir l’air d’y toucher.
Ce caractère, Jonathan Capdevielle le cultive avec une mise en scène d’une extrême délicatesse. Alors qu’il n’était pas à l’origine du projet, initialement porté par Camille Cottin, le metteur en scène n’hésite pas à y apporter tout son univers, hautement singulier. Habitué aux personnages à la marge, y compris identitaires, il paraît comprendre profondément cette femme et lui construit un écrin qui amplifie et augmente sa parole. Des musiques pop de Madonna (Die Another Day) ou d’Oasis (Wonderwall) au travail très soigné sur le son – aboiements, grondements, grésillements ou vibrations de téléphone… –, toujours capital chez Capdevielle, des costumes hauts en couleur de Colombe Lauriot Prevost aux rares dissociations entre le corps et la voix, tout sert de vecteurs dramaturgiques et est mis au service de ce « chat qui aboie ». Source d’étrangeté, ce travail scénique révèle aussi, par la bande, les fêlures de ce personnage dans lesquelles Camille Cottin se glisse avec une aisance déconcertante. Loin de cabotiner, la comédienne alterne les registres, montre qu’elle sait changer de visage, se tient, toujours, telle une funambule de la scène, entre folie douce et émotion pure. Tantôt échevelée, tantôt mélancolique, elle prouve alors qu’elle n’est pas dépositaire de la parole d’une gentille hallucinée, mais bien d’une guerrière de l’existence.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Rendez-vous
Adapté du roman Jewish cock de Katharina Volckmer (Éditions Grasset)
Adaptation pour la scène Camille Cottin, Jonathan Capdevielle
Traduction française Pierre Demarty (Éditions Grasset & Fasquelle)
Mise en scène Jonathan Capdevielle
Avec Camille Cottin
Assistant à la mise en scène Benjamin Gauthier
Scénographie Nadia Lauro
Chorégraphie Marcella Santander Corvalán
Costumes Colombe Lauriot Prevost
Création lumière Thierry Morin
Création son et musicale, régie son Pierre Boscheron
Régie générale et plateau Rémy Varoutsikos
Direction technique Philippe VaroutsikosProduction Les Visiteurs du soir
Coproduction Les Théâtres, Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence ; Bonlieu, Scène nationale d’Annecy ; Anthéa Antipolis, Théâtre d’Antibes ; Châteauvallon-Liberté, Scène nationale ; MC2: Grenoble ; Théâtre du Vésinet ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers ; Théâtre national de Strasbourg ; Vichy Culture – Opéra de VichyDurée : 1h05
Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence
du 24 septembre au 5 octobre 2024Théâtre d’Arles
les 18 et 19 décembreThéâtre des Bouffes du Nord, Paris
du 7 au 25 janvier 2025MC2: Grenoble
les 28 et 29 janvierBonlieu, Scène nationale d’Annecy
les 31 janvier et 1er févrierRadiant-Bellevue, Caluire-et-Cuire
les 4 et 5 févrierL’Onde, Théâtre Centre d’Art Vélizy-Villacoublay
le 7 févrierLa Coursive, Scène nationale de La Rochelle
les 10 et 11 févrierThéâtre du Vésinet
le 13 févrierOpéra de Vichy
le 16 févrierBâtiment des Forces Motrices, Genève
le 23 févrierThéâtre de Beausobre, Morges (Suisse)
le 25 févrierChâteauvallon-Liberté, Scène nationale, Toulon
les 1er et 2 marsAnthea Antipolis, Théâtre d’Antibes
du 4 au 6 marsTnS, Strasbourg
du 11 au 22 marsTAP, Poitiers
les 24 et 25 marsScènes du Golfe, Vannes
les 27 et 28 marsLe Cratère, Scène nationale d’Alès
le 3 avrilL’Ombrière, Pays d’Uzès
le 5 avrilLe Parvis, Scène nationale Tarbes Pyrénées
le 8 avril
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