La performeuse et chorégraphe s’associe au chef d’orchestre Asier Puga pour poursuivre sa variation autour de la figure de Jeanne de Castille, reine déchue et taxée de folie. Une création sonore d’une grande virtuosité pour une proposition sensuelle et déconcertante, donnée au Festival d’Avignon.
À première vue elle interrogeait, cette union entre la performeuse hispano-suisse La Ribot et l’Orchestre de chambre de Saragosse dirigé par Asier Puga, le tout dans l’écrin du Cloître des Célestins. Inclassable, excentrique, provocant, les termes manquent pour évoquer le travail, tant plastique que performatif, de Maria Ribot, parfois grossièrement dépeinte en « Almodovar de la danse contemporaine ». Pour sa première invitation au Festival d’Avignon, la chorégraphe la joue soft, sans oublier d’être juste. Elle revient sur le destin de Juana I de Castilla, surnommée « Jeanne la Folle », à la fois reine de Castille (1504-1555) et d’Aragon (1516-1555), dépossédée de sa couronne et emprisonnée par son frère qui prend les rênes du gouvernement, en arguant de troubles mentaux chez la souveraine.
Une histoire dont La Ribot s’était déjà saisie, il y a trente, dans El triste que nunca os vido, qu’elle dansait également avec Juan Loriente. Un duo augmenté et amplifié dans Juana ficción par un impressionnant travail musical. La création originale composée par Iñaki Estrada, et interprétée par l’Orchestre de chambre de Saragosse accompagné d’un choeur grégorien, prend sa source dans la partition du Cancionero, un recueil de chansons offert à Jeanne de Castille lors de ses noces avec Philippe le Beau. Tout en respectant sa structure originelle, et avec l’aval de musicologues spécialistes de cette période, la partition a été modifiée par le compositeur et se conjugue avec des techniques contemporaines dans un savant mélange maîtrisé et envoûtant.
Pensé initialement en itinérance, où le public pouvait déambuler autour des artistes, le spectacle a été re-créé dans une version frontale pour être accueilli au Cloître des Célestins. À même la terre battue et éclairée par la seule lumière du jour qui décroît, sans scène et sans aucun projecteur, Jeanne de Castille s’installe alors au centre de l’orchestre de chambre, qui chante les louages de son couronnement, coiffée d’un large chapeau qui lui masque le regard – son visage n’est visible qu’en imprimé ajouré sur les plis de sa robe diaphane. Mais une ombre encapuchonnée rôde non loin, dans les alcôves. Jeanne de Castille s’installe sur son trône de pacotille – ici un simple tabouret un peu branlant – qu’elle ne quittera plus, tandis que son geôlier l’habille de différents attributs, simulacres du pouvoir.
Vient ensuite le temps de la révolte, lorsque Jeanne s’empare elle-même des accessoires qui la pare, dans un crescendo haletant, avant que n’intervienne un étrange intermède durant lequel la feuille de salle nous invite à visionner une vidéo sur nos smartphones en scannant un QR code. Sur nos écrans s’affiche, pendant une dizaine de minutes, le corps nu de l’artiste dans un lent mouvement circulaire. Un geste dispensable qui évoque, peut-on imaginer, de nouvelles formes de détention des corps des femmes à travers les outils numériques… À moins qu’il n’existe que pour le simple plaisir frondeur de faire s’allumer les écrans théoriquement interdits en pleine représentation. Après cet inutile entracte, qui n’apporte rien à la proposition, voire qui nous sort de sa vitalité, sonne l’heure de la fuite – ici à vélo. Une fuite qui s’avèrera vaine puisque Jeanne de Castille mourra en détention.
La puissance tout comme la touchante vulnérabilité de la proposition résident dans la précision du travail musical et dans l’intensité de son interprétation. Entre étranges bruits de bouche, clapotis et sifflements inhabituels qui s’infiltrent dans les instruments, la partition est mouvante, organique. Dans un bruit de tempête continu, il semblerait que les éléments eux-mêmes s’acharnent contre Jeanne de Castille – à moins qu’ils n’hurlent pour réclamer sa libération ? Avec un regard audacieux sur cette partition du XVe siècle, dans cette pré-Renaissance où la musique comme la civilisation entrent dans une nouvelle ère, la technique électronique vient amplifier son épaisseur sans la dénaturaliser.
Ne cherchez pas d’engagement corporel là où, chez La Ribot, le mouvement est une parabole. Ainsi, là où Juana ficcion aurait pu n’être que baroque, facilement alourdie par les alcôves des Célestins, la proposition se fait tellurique, s’épaissit dans la poussière du cloître, se joue de la nuit qui tombe. Bientôt, le corps de la reine s’y fond, avant de se statufier dans l’éternité, dans un émouvant et déroutant final qui donne à l’ensemble une teinte organique et sensuel.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Juana ficción
Conception La Ribot, Asier Puga
Chorégraphie et mise en scène La Ribot
Avec La Ribot, Juan Loriente et Emilio Ferrando (clarinette), Fernando Gómez (flûte), Xavier Olivar (alto), Joan Germán Oliveros (saxophone), Víctor Parra (violon), Juan Carlos Segura (synthétiseur), Zsolt G. Tottzer (violoncelle), le chœur polyphonique Schola Cantorum Paradisi Portae : Marcos Castrillo Sampedro (ténor), Alberto Cebolla Royo (baryton), Rubén Larrea Perálvarez (alto), Alberto Palacios Guardia (ténor)
Dramaturgie Jaime Conde Salazar
Direction musicale Asier Puga
Arrangements, composition originale et musique électronique Iñaki Estrada
Espace sonore et musique électronique Álvaro Martín Alexander Agricola, Álvaro Martín, Johannes Ockeghem, Josquin des Prés, Pierre de la Rue
Musique Alexander Agricola, Johannes Ockeghem, Josquin des Prés, Pierre de la Rue
Lumière Eric Wurtz
Création des costumes Elvira Grau
Confection des costumes Elvira Grau, Marion Schmid
Consultation en musicologie Alberto Cebolla
Direction technique Marie PrédourProduction La Ribot Ensemble, Grupo Enigma
Coproduction La Bâtie Festival de Genève, Centro de cultura contemporánea Condeduque (Madrid), Festival d’Avignon
Avec le soutien de la Ville de Genève, le canton de Genève, et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture, Gobierno de Aragón (Espagne), La Corodis, Loterie Romande, Service Industriel de Genève
Résidences L’Animal à l’esquena (Celrà)Durée : 1h30
Festival d’Avignon 2024
Cloître des Célestins
du 3 au 7 juillet, à 21hLa Bâtie, Festival de Genève
du 5 au 8 septembreCentro de cultura contemporánea Condeduque, Madrid
les 13 et 14 septembre
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