C’est avec une étonnante douceur que se raconte ici une enfance piquée de violence. Bryan Polach et Karine Sahler auscultent sans pathos les dégâts collatéraux aux violences conjugales. Un seul en scène essentiel qui adopte le point de vue des témoins.
La forme est aussi simple et légère que le propos est costaud, grave et puissant. Autant prévenir à l’avance, on ne sort pas indemne de ces Violences conjugées au pluriel et au singulier. Car Bryan Polach ne cache pas qu’il s’agit là de sa propre histoire même si l’écriture est le fruit d’un quatre mains avec Karine Sahler qui codirige la compagnie Alaska avec lui. Seul en scène dans un dispositif de grande proximité, le comédien se jette à corps perdu dans ce récit troué, décousu, éclaté, qui avance sans chronologie comme on enquête en tâtonnant sur son propre passé, en recollant les morceaux éparpillés dans les limbes du refoulé, en interrogeant l’entourage concerné, en tentant de comprendre pour s’en défaire ce à quoi on a pu assister à un âge où les souvenirs ne s’impriment pas dans la mémoire. Au seuil de devenir père, cet homme face à nous voit ressurgir autour de lui les fantômes de son enfance, il questionne son vécu et les coups reçus par sa mère. « Je cherche mes souvenirs » dira celle qui se plie à la demande du fils pour raviver un temps douloureux, celui où le prix à payer pour dire non se monnayait en affronts physiques et virées aux urgences. Où la séparation non consentie par l’époux vire au harcèlement permanent, menaces et intimidations.
A ses côtés ou éloignés, ses proches se confient comme ils peuvent, acceptent le jeu de repêcher des scènes englouties du passé, relayées au rang des mauvais souvenirs à oublier, cette histoire de fusil sur la tempe que chacun raconte à sa façon, glaçante qu’elle que soit la version, ou la grande sœur d’une précédente union qui garde l’illusion d’une période agréable, celle d’une famille recomposée unie. Refoulement ou déni ? L’histoire s’écrit dans les interstices de ce qui est dit, dans la confrontation des points de vue des différents membres de la famille, dans l’angle mort que sont les premières années de nos vies. Aucun jugement ici, aucune leçon de morale, stigmatiser le père défaillant n’est ni l’enjeu ni le propos. Violences conjuguées n’est pas un spectacle de plus sur les violences conjugales, leurs mécanismes sous-jacents, les schémas de domination à l’œuvre dans le couple. C’est un spectacle sur l’après et les conséquences, les dégâts collatéraux.
Bryan Polach et Karine Sahler s’interrogent ensemble sur l’héritage de la violence, comment celle-ci nous habite, nous joue des tours, nous manipule à sa façon, inconsciente et insidieuse. Ils n’ont pas de réponse, que des questions mais dans la ronde des témoignages, dans les rebonds des dialogues, dans ces allers-retours entre passé et présent, ils bâtissent une narration sur des sables mouvants, le récit de rescapés, le récit de la résilience et de la réconciliation. Même maladroits, même incertains, même flous, même contradictoires, les mots posés sur ces scènes inconcevables et cauchemardesques sont le socle d’une réappropriation de sa propre histoire, d’une réparation de l’insouciance volée, de l’enfance malmenée et insécurisée.
Seul au plateau, Bryan Polach fait coexister tous les protagonistes en jeu, la constellation familiale, la mère bien sûr, épicentre du séisme, la compagne enceinte, les sœurs, le psy, l’enfant intérieur… et ce père, tristement coupable mais incapable de l’admettre, ce père bourreau et victime de sa propre impuissance à prendre sa place, à créer du lien, sain et serein. Avec trois fois rien, un changement de voix, de timbre, de mimique, de rythme, le visage qui s’éclaircit ou s’assombrit comme un paysage changeant, Bryan Polach n’en fait pas trop, ne cherche pas la performance ni le pittoresque des portraits, il esquisse et se fond dans ce ballet de figures-témoins. C’est le dialogue qui compte avant tout, les échanges et interactions, le chemin pour comprendre, ce parcours du combattant de l’invisible, cette lutte interne pour ne pas céder quand la moutarde monte au nez et l’envie d’en découdre, cette impression redoutable d’être habité par les actes d’un autre, de se farcir les séquelles d’un temps qui remonte à la nuit de l’existence, ce sentiment d’être envahi depuis le lointain. En s’associant la collaboration artistique et chorégraphique de Bintou Dembele, Bryan Polach déploie en parallèle un langage gestuel hautement expressif, un lieu autre où la violence s’exprime par la danse, où la consolation et l’apaisement passent par le corps, prenant à bon escient le relai des mots qui ont leur limite. Et quand les gestes ont dit ce qu’ils avaient à dire, restent les larmes, la dernière arme pour déconstruire le masculin et son dangereux synonyme.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Violences conjuguées
Un spectacle de Bryan Polach et Karine Sahler
Collaboration artistique Bintou Dembele
Avec Bryan Polach
Création lumière Laurent Vergnaud
Création son Didier Léglise
Régie générale Julien Hélin
Durée : 1hDu 11 au 14 décembre 2024 au Grand Parquet – Paris
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