En adaptant deux œuvres de Maeterlinck (L’Intruse puis La Princesse Maleine) avec la promotion sortante de l’ENSATT de Lyon, Benjamin Lazar signe un spectacle d’une grande beauté et d’un profond mystère.
Masi qui est entré dans le jardin ? La vieille mère aveugle va-t-elle enfin voir sa fille que toute famille attend ? Comment repérer une présence dans l’espace avec son seul instinct ? Car c’est dit, ses fils le martèlent, ses petits-enfants aussi : elle va arriver depuis son couvent où elle est supérieure mais pour l’instant il n’y a personne. Benjamin Lazar va tout faire exister par le son, comme si nous autres spectateurs étions atteints de cécité et qu’il fallait se repérer à la lame que fait une faux qui tranche, aux grincements des escaliers en sous-sol. Pour cela, il ne circonscrit pas son travail à la seule scène mais imbibe de-ci de-là la cage noire de la salle sans pour autant brandir haut le concept de théâtre immersif.
Qui voit quoi ? Est-ce que regarder suffit à voir ? Ce n’est pas si sûr car il faut attendre que la splendide toile sur tissu révèle sa transparence pour visualiser le drame qui s’est joué hors de nos yeux. Les questions sont pleinement politiques avec une subtilité providentielle. Parallèlement, la vielle dame aveugle distingue mieux que nous que subitement « il fait sombre ». Tout est affaire de sensations que le metteur scène creuse avec des comédiens très unis. Pas étonnant que Tommy Milliot ait choisi de joindre cette pièce en un acte L’Intruse, à une autre de ce format de l’auteur belge, Les Aveugles, pour travailler avec la Comédie Française (en février prochain au Vieux-Colombier).
Mais à l’ENSATT, Benjamin Lazar enchâsse L’Intruse avec La Princesse Maleine, pièce écrite la même année, 1890, et qui sort l’écrivain de l’anonymat à 28 ans grâce à une critique dithyrambique d’Octave Mirbeau dans Le Figaro – il qualifie l’œuvre de plus géniale de son temps. Attention, la transition n’est cependant pas aisée sur le plateau car il a choisi d’enchainer les deux récits et de couper la représentation en deux par un entracte. Hormis cette acrobatie, la fluidité s’installe entre ces deux volets (que relie un petit théâtre de poupée d’une grande habileté) tant il est question à nouveau d’un personnage empêché. Maleine et Hjalmar vont se marier mais les épousailles sont annulées par leurs rois de pères. Les deux amoureux vont se retrouver avant que la mort ne les sépare. Après avoir été enfermée dans une tour avec sa nourrice, Maleine sera exécutée par la reine, décalque de Lady MacBeth.
Le décor est inchangé pour ces deux pièces. Deux tapis orientaux au sol, des chaises éparses, et surtout une nuée de cordes suspendues des cintres et des rideaux de perles avachis à terre avec fracas quand ils ne sont pas dressés majestueusement pour esquisser les grandes travées du château. Rien n’est imposé, tout est suggéré et laisse ainsi une grande liberté aux acteurs, tous somptueusement habillés. Dédoubler le rôle de Madeleine dans une sorte de gémellité ajoute au trouble et à ce cordon avec la nature, constant dans ce travail : elles semblent être deux oisillons tombés du nid.
De la folie qui rôde chez des hommes perdus dans les bois et rendus à leur état sauvage à l’horizon calciné : la folie guerrière apparait avec ses conséquences implacables dans ce qui se distord chez l’homme quand il est agressé – son humanité – mais aussi dans le paysage. Benjamin Lazar parvient à se mettre dans les pas de son auteur : en capturant les changements continus du climat tant évoqués, le vent omniprésent, les éclaircies, le froid, le chaud… Maeterlinck a été une sorte de pionnier en la matière de ce qui se nomme depuis peu le théâtre écologique. C’est une météo des ressentis qui se fond dans les toiles sur le plateau, échos à la peinture flamande du XVIIe siècle qui inventa le paysage comme sujet. Ici il est un personnage, c’est flagrant.
Musiciens et chanteurs du CNSMD amplifient cette proposition quand ils ne la « solennellisent » pas trop, notamment avec le chœur. Shakespeare et Tchekhov passent par là (ah L’Intruse, sorte de Cerisaie et des Trois sœurs réunies).
Ces Forêts intérieures sont surtout un spectacle de grandes beauté et finesse dans lequel tous les départements de cette école ont pu largement s’exprimer pour servir l’univers de Maeterlinck et sans que jamais ça ne vire à l’exercice de démonstration.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Les forêts intérieures, d’après l’oeuvre de Maurice Maeterlinck
La Princesse Maleine, précédée de l’IntruseAdaptation, mise en scène Benjamin Lazar
D’après l’œuvre de Maurice Maeterlinck et d’autres textes
Assistanat à la mise en scène : Jaako Kiljunen
Direction musicale Paul Escobar
Chorégraphies : Fiona Julien et Girard
Par les étudiants de la 83e promotion de l’ENSATT et du CNSMDL’Intruse
Clara Maitrot (l’aïeule), Mathilde Briet (Gertrude), Elsa Fafin (Geneviève), Claire Gaulier (la servante), Fiona Julien Ursule), Marius Pinson-Burlot l’oncle), Joséphine Solus (la sœur de charité), Paulo Tangerino (le père)La Princesse Maleine
Mathilde Briet (Maleine), Matthieu Calvié (le roi Hjalmar), Julie Cecchini (la reine Anne), Lucas Cherubin (Vanox, un pauvre, Angus ami du prince Hjalmar, le fou, un domestique), Elsa Fafin (Maleine, le petit Allan), Claire Gaulier (la nourrice de Maleine), Clara Maitrot (la reine Godelive, une servante, une béguine, une dame d’honneur), Fiona Julien (un domestique, Uglyane fille d’Anne, une béguine, une servante, une dame d’honneur), Marius Pinson-Burlot (Stéphano, un pauvre, le cuisinier, le chambellan), Samuel Roussel (le prince Hjalmar), Joséphine Solus (voix du chien et du nouveau né), Paulo Tangerino (le roi Marcellus, un pauvre, un domestique, un seigneur)Violes de gambe : Léna Courceulles
Chant soprano : Emmanuelle Demuyter
Flûtes à bec : Manon Girard
Chant mezzo : Ariane Le Fournis
Piano et épinette : Thibaud Marchal
Chant soprano : Joséphine SolusConception costume : Solène Legrand
Réalisation costume : Eva Allegre, Romane Ambellouis, Chloé Antigny, Agathe Brau, Ameline Baudoin, Célestin Car, Elsa Faure, Angèle Glise, Benjamin Jeannot, Lola Le Cloirec, Gwenaëlle Marques, Thérèse Mennecier, Loic Nédélec, Lola Pacini, Morgane Pegon, Marie Stephan et Manon Surat
Régie costume : Apolline Coulon et Emma Euvrard
Stagiaire costume : Anaïs Gallard et Emie BernedeConception lumière : Blandine Granier
Technique lumière : Tom Cantrel, Carla Gorieu Durocher, Pauline Fernandez, Alix Olivier et Emma VernayConception et régie son : Deborah Bailly
Technique son : Tein Neaoutyine et Marine Swietlik
Scénographie : Agathe Chevrel et Milena Miloradovic
Atelier construction : Maya Ali, Daphné Carette, Elise Dolle, Lucie Herzogova, Jeanne Saluzzo, My Lan Sourisseau et Laure Utrilla
Régie générale : Melen Richard Allouard, Clotilde Berthélémy et Lola Valéry
Durée : 2h50 avec entracte
A L’ENSATT (Lyon)
Du 15 au 26 juin 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !