Au Printemps des Comédiens, le metteur en scène et directeur du Théâtre de La Colline se réapproprie cette pièce de jeunesse dont, malgré une distribution impeccable, il ne parvient pas à gommer les faiblesses.
Plier bagage en catastrophe, une seconde fois. Plus d’une décennie après avoir foulé les planches libanaises avec Incendies, Seuls et La Sentinelle, Wajdi Mouawad devait, en forme de symbole intime et politique, créer Journée de noces chez les Cromagnons dans son pays natal, celui qu’il avait dû quitter à l’âge de dix ans pour fuir la guerre et dont il ne cesse de labourer, en plein ou en délié, la tragique histoire. Si les répétitions au Théâtre Le Monnot de Beyrouth ont bel et bien pu démarrer en vue de la création du spectacle en avril dernier, le metteur en scène a été rattrapé par le contexte géopolitique et visé par une campagne de déstabilisation qui n’a pas tardé à enrayer l’ensemble de son projet. Accusé de promouvoir une « normalisation » avec Israël, et de déroger ainsi à la loi de boycott de l’État hébreu en vigueur au Liban depuis 1955, l’artiste s’est vu reprocher d’avoir accueilli, l’an passé, à La Colline, l’artiste israélien Amos Gitaï, mais aussi d’avoir accepté la participation financière de l’ambassade d’Israël à Paris dans la création de l’un de ses précédents spectacles, Tous des oiseaux. Un financement qui, comme l’explique Le Monde, correspondait seulement « à l’achat de trois billets d’avion pour le traducteur et les deux comédiens israéliens ». Qu’importe, il n’en fallait pas plus à la Campagne pour le boycott des partisans d’Israël au Liban pour appeler les « acteurs des distributions à se retirer » et, quelques jours plus tard, au Comité des représentants des prisonniers et détenus libérés des geôles israéliennes pour saisir le parquet du tribunal militaire afin d’obtenir la « suspension de la pièce et l’arrestation de Wajdi Mouawad ». Face à ces menaces, la directrice du Monnot, Josyane Boulos, a décidé d’annuler la création du spectacle et le metteur en scène de regagner la France.
Avec le soutien de l’ensemble des comédiennes et comédiens de sa distribution, Wajdi Mouawad n’a pas voulu en rester là et a, comme le calendrier initial le prévoyait, présenté cette pièce de jeunesse à Montpellier dans le cadre de la 38e édition du Printemps des Comédiens. Après l’avoir maintes fois remaniée entre le début des années 1990 et sa publication en 2011, le dramaturge n’avait jamais osé s’y atteler et souhaite aujourd’hui la présenter sous la forme d’un diptyque avec sa toute première oeuvre, Willy Protagoras enfermé dans les toilettes. Comme son titre le laissait présager, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce singulière où, dans un Liban en proie à la guerre, une famille entière se mobilise pour préparer le mariage de la fille aînée, Nelly. Tandis que le frère, Walter, n’en finit plus de revenir de chez le coiffeur et que le père, Néyif, est parti à la boucherie pour chercher le gigot qui sera servi aux convives, la mère, Nazha, et le fils, Neel, tentent, avec l’aide de la voisine Souhayla, de s’affairer en cuisine. Stressé par l’événement, le tandem doit composer avec ces conflits intrafamiliaux et intergénérationnels qui ne cessent de ressurgir, mais aussi, et surtout, avec les francs-tireurs qui obligent à ramper au sol, l’électricité intermittente et vacillante qui empêche de mettre le mouton à cuire et le bruit menaçant des bombes qui, à force de pleuvoir, se confondent avec les grondements de l’orage. Pendant ce temps, Nelly se fait plutôt discrète. Narcoleptique, la jeune femme paraît recluse dans sa chambre où elle exprime avec insistance son désir de se rendre à « Berdawné pour manger du knefé ». Peu commune, l’ambiance prend un tour encore plus curieux lorsque les discussions enflammées laissent entrevoir le pot-aux-roses : si les noces auront bien lieu, elles se feront, pour l’heure, sans fiancé au bras de la fille aînée, encore et toujours célibataire. Comme si, au milieu de l’enfer de la guerre, la petite famille tenait simplement, par ce geste paradoxal, à retrouver un semblant de normalité.
Cette pièce de jeunesse a ceci d’émouvant qu’elle contient, à l’état embryonnaire, l’essentiel des thématiques que Wajdi Mouawad développera plus amplement par la suite : les rapports intrafamiliaux et intergénérationnels qui structurent notamment son cycle Domestique – Seuls, Soeurs, Mère –, l’enchevêtrement des lieux et des temporalités porté à son acmé dans Racine carrée du verbe être, l’espoir d’une réconciliation entre les peuples magnifié dans Tous des oiseaux et, bien sûr, cette guerre du Liban qui parcourt l’ensemble de son oeuvre, à commencer par Le Sang des promesses – Forêts, Littoral, Incendies, Ciels. À ceci près que ce texte n’a ni le souffle, ni la densité de ceux qui suivront. Handicapée par une écriture qui n’ose pas encore aller totalement au bout de ses intentions, la pièce paraît s’arrêter au milieu du gué et ne pas réellement savoir quelle direction empruntée. Mi-comique, mi-tragique, elle déploie une forme d’étrangeté, sans pour autant faire le pari du délire total ; mi-triviale, voire vulgaire, mi-poétique, notamment par le biais de la voix de Nelly, la langue de Wajdi Mouawad semble vouloir tout embrasser et finit par se montrer un brin trop timide dans un registre comme dans l’autre. Surtout, une fois l’intrigue posée et les enjeux saisis, le dramaturge – qui ne peut pas s’empêcher de se mettre maladroitement en scène par l’intermédiaire du personnage de Jean – peine à faire avancer, et grandir, cette histoire, qui, à une ou deux exceptions près – que nous ne dévoilerons pas ici pour ne rien divulgâcher –, semble faire du surplace.
Dans une scénographie massive, fondés sur des symboles un peu trop évidents – l’étroitesse du plateau pour souligner le huis-clos, les murs affaissés pour traduire la ruine du pays, une série de vidéos platement illustratives – et une création lumières particulièrement marquée – pour appuyer, sans doute, la mise en scène de cette Journée de noces –, seul le travail sur le son conduit par Annabelle Maillard permet à la pièce de gagner en épaisseur et en gravité. Heureusement pour lui, et pour nous, Wajdi Mouawad peut compter sur une solide distribution de comédiennes et de comédiens. D’Aïda Sabra en mère protectrice à Layal Ghossain en fiancée spectrale, d’Aly Harkous en fils tourmenté à Fadi Abi Samra en père lessivé, toutes et tous, y compris Bernadette Houdeib dans la peau de la voisine dévouée et Jean Destrem dans le rôle du dramaturge qui, à distance, tire les ficelles, font montre d’une énergie folle et d’une précision remarquable pour donner du relief aux personnages qu’ils incarnent. Chacune et chacun à leur endroit, ils réussissent à tenir la fine ligne de crête entre comédie de façade et drame souterrain, et à rendre cette histoire touchante, sans, pour autant, provoquer le bouleversement qu’il était possible d’attendre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Journée de noces chez les Cromagnons
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad
Avec Fadi Abi Samra, Jean Destrem, Layal Ghossain, Aly Harkous, Bernadette Houdeib, Aïda Sabra
Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep
Dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet
Traduction en libanais et surtitrage Odette Makhlouf
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumières Laurent Matignon
Musique originale Nadim Mishlawi
Son Annabelle Maillard
Vidéo Stéphanie Jasmin
Costumes Isabelle Flosi
Maquillages et costumes Cécile Kretschmar
Fabrication des accessoires, costumes et décor Ateliers de La Colline
Régie générale Eric Morel
Régie plateau Adrien Geiler
Régie son Aurélien Hamon
Régie lumières Gilles Thomain
Régie vidéo Stéphane Lavoix
Accessoires Claire TavernierProduction La Colline – théâtre national
Coproduction Cité européenne du théâtre – Domaine d’O – Montpellier/PCM2024
Avec le soutien de l’Institut français de Paris et de l’Institut français du Liban
Avec le concours du Théâtre Le Monnot – Beyrouth, LibanJournée de noces chez les Cromagnons est paru aux éditions Leméac Actes Sud-Papiers en 2011.
Durée : 2h
Printemps des Comédiens, Montpellier
Domaine d’O, Théâtre Jean-Claude Carrière
du 7 au 9 juin 2024La Colline, Paris
du 29 avril au 22 juin 2025
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