En s’emparant de Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, les comédiens-français, dirigés par leur partenaire Marina Hands, confèrent à la pièce une profondeur et une densité émotionnelle insoupçonnées.
Tout commence de façon « réaliste » et impromptue par un lent rituel de mise au travail de plateau. Le décor est le théâtre du Vieux-Colombier lui-même. Sa salle de spectacle tout entière s’offre comme un espace de jeu longtemps laissé éclairé. Ses murs devenus écarlates rappellent ceux des Bouffes du Nord. De part et d’autre d’un simple podium servant de scène, se font face deux gradins desquels surgiront les personnages pirandelliens installés parmi les spectateurs. Avant cela, c’est sans effervescence, sans le bouillonnement créatif attendu, qu’une troupe de comédiens un peu moroses et gauches se livre à la répétition publique d’une pièce qu’ils ne savent ni quand, ni comment jouer. Les artistes portent sur scène leur prénom de ville. Coraly (Zahonero) actionne la console qui guide les éclairages avant de prendre en charge la lecture des didascalies, Claire (de la Rüe du Can) égrène quelques notes au piano, Nico (Chupin) reprend sa première réplique sous la direction de Guillaume (Gallienne), metteur en scène assez fantasque, cacochyme flegmatique au possible et apparemment sans inspiration derrière ses lunettes noires et son peu d’amabilité. Selon ses dires, les acteurs « cherchent, se trouvent ou se perdent ». Avec une part de dérision notable et de vacuité assumée, ils font plonger leur auditoire dans un envers du décor à la fois expérimental et assez laborieux, bientôt dérangés par les six personnages en quête d’auteur faisant irruption pour hardiment réclamer de retranscrire le drame qu’ils portent en eux, et ainsi gagner la possibilité de parachever leur existence.
Créée au début des années 1920, la pièce interroge et réinvente le genre théâtral en soulignant les limites de la représentation classique à vocation illusionniste, et en déjouant, en inversant même, ses perspectives habituelles. Emblème de modernité en son temps, le texte passe aujourd’hui, d’un point de vue formel et dramaturgique, pour forcément moins déroutant, alors même que le théâtre n’a eu de cesse de se déconstruire et de se révolutionner. Mais c’est avec beaucoup de conviction que le monte Marina Hands. La comédienne signe sa première mise en scène et fait montre d’une intelligence et d’une sensibilité évidentes à l’égard de la partition. Traduite et adaptée par Fabrice Melquiot, la pièce assume un nouveau ton presque prosaïque et bien tranchant. À cela s’ajoute le geste parfois maladroit, mais très affirmé, sans fard, à vif, de la metteuse en scène qui sait si bien donner corps et âme aux figures comme aux récits, pourtant immatériels et inachevés, parfois juste ébauchés, que propose Pirandello. Elle leur donne une authentique consistance, une épaisseur aussi charnelle qu’émotionnelle. Sans porter de jugements hâtifs sur les actions relatées (qui résonnent furieusement avec l’actualité), elle prête une attention, une compréhension des choses auxquelles elle donne vie, en extrait ce qu’elles ont de grave et de dérangeant. Elle s’y emploie avec une certaine tendresse, une sensitivité écorchée qu’elle a sans doute retenue de son travail passé avec Patrice Chéreau. L’aspect bavard et démonstratif de la pièce conceptuelle s’efface. Si habituellement on retient davantage le jeu vertigineux de mise en abyme que le drame raconte, c’est bien ici la force de la crise personnelle et familiale qui saisit et bouleverse.
Même parfois pris au piège d’un temps inégalement maîtrisé et d’un espace certes dépouillé, mais difficile à habiter car sans doute trop étroit, les acteurs sont rois. À commencer par Thierry Hancisse, magistral dans le rôle du Père, une figure de monstre déchirant de solitude, rongé par le remords, qui invite à la compassion, et Adeline d’Hermy, sa victime, tour à tour enfantine, effrontée, profondément blessée. Clotilde de Bayser est une subtile et digne tragédienne, Adrien Simion un être tout en souffrance et en fragilité. Uniquement par bribes, se dévoilent une relation incestueuse entre un homme marié qui a encouragé sa femme à le quitter et en suivre un autre, une jeune fille condamnée à la prostitution et à la misère, une noyade, enfin un suicide, et surtout une somme de tourments, de douleur, de honte, de violence, de cruauté. Tout cela se dépose au cours d’un virtuose jeu métathéâtral, emprunt d’une belle justesse et d’une profonde vérité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Six personnages en quête d’auteur
d’après Luigi Pirandello
Mise en scène de Marina Hands
Traduction Fabrice Melquiot
Avec Thierry Hancisse, Coraly Zahonero, Clotilde de Bayser, Guillaume Gallienne, Adeline d’Hermy, Claire de La Rüe du Can, Nicolas Chupin, Adrien Simion, Siméon Ruf, Margot Desforges, en alternance avec Manon Dujardin et Cléophée Petiot
Adaptation Fabrice Melquiot, Marina Hands
Scénographie Chloé Bellemere
Costumes Bethsabée Dreyfus
Lumière Bertrand Couderc
Son Jean-Luc Ristord
Collaboration artistique Anne SuarezLa traduction-adaptation, publiée par L’Arche en juin 2024, a été commandée par la Comédie-Française à Fabrice Melquiot pour être présentée dans une mise en scène et une coadaptation de Marina Hands.
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique
Durée : 2h
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 5 juin au 7 juillet 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !