Danny et Pepijn Ronaldo de la compagnie Circus Ronaldo font de leur relation père-fils l’objet central de Sono io ?. À travers leur duo d’une grande délicatesse, ils témoignent à la fois d’un pan de l’histoire du cirque et des traces qu’elle laisse dans le paysage contemporain.
Se prend-t-il pour un roi celui qui, tel les souverains d’autrefois dont le bain comme le lever étaient non pas choses intimes mais partagées avec la Cour, accueille le public dans sa baignoire ? Cette dernière n’a pourtant pas tout à fait le physique de l’emploi : si elle arbore des pieds dorés, les traces grisâtres qui marbrent sa surface blanche situent son âge d’or dans un passé certainement assez lointain. Le baigneur en question, incarné par Danny Ronaldo, affirme lui aussi d’emblée un rapport étroit à un temps révolu : celui de sa propre gloire circassienne, qu’il se remémore en écoutant en boucle de vieilles cassettes à l’aide d’un appareil comme on n’en fait plus depuis longtemps. On pense au protagoniste de La dernière bande de Beckett, le vieux Krapp, écrivain raté et clochardisé réécoutant chaque année la même bande magnétique lui rappelant un heureux amour lointain. Avec Sono io ?, sa dernière création en date, la compagnie Circus Ronaldo fait ainsi appel dès son introduction à plusieurs imageries et univers éloignés les uns des autres. Elle se présente comme creuset de cultures et d’esthétiques diverses, d’époques différentes. Elle revendique une forme de noblesse tout en se réclamant d’une certaine pauvreté, et esquisse ainsi un entre-deux qui prend toute son ampleur et son sens dès lors qu’en en scène l’autre interprète de la pièce : Pepijn, fils de Danny et digne relève pour la famille Ronaldo.
L’arrivée de Pepijn, valise vieillotte à la main et vêtu d’un costume lui aussi désuet, est un fils prodigue qui, contrairement à celui de la parabole biblique, revient d’une absence que l’on devine longue plus riche qu’à son départ. Non qu’il ait fait fortune – sa mise modeste se fond parfaitement au décor fait d’un piano fatigué, de malles et de diverses choses âgées voire un peu miteuses et de linge suspendu un peu partout –, mais il a acquis des compétences artistiques que n’a pas son clown de papa. Ce n’est guère l’étrange langue que parlent les deux individus – « une sorte de gromelot aux intonations italiennes, à la fois burlesque et universelle », décrit Danny Ronaldo dans un entretien – qui nous aide à comprendre la situation, mais la seule partition très gestuelle et nourrie d’un rapport étroit à l’objet qu’ils déploient ensemble, dans une conscience très claire et malicieusement mise en scène de la présence du spectateur. Avec les coups d’œil constants et pas discrets pour un sou qu’ils jettent à la salle, père et fiston présentent malicieusement les retrouvailles dont ils nous gratifient comme un motif théâtral, presque un prétexte au déploiement de leur cirque familial en grande partie autobiographique. Cette recherche feinte, surjouée de l’approbation du spectateur dit beaucoup plus qu’il n’y paraît, comme d’ailleurs toutes les petites choses que font Danny et Pepijn et qui font un grand spectacle. Elle porte un regard aigu sur le cirque, qui doit beaucoup à la place très particulière qu’y occupe la compagnie.
Là encore, à part quelques phrases baragouinées dans leur drôle d’idiome que l’on finit par avoir l’impression de parler nous-même couramment, c’est par le corps et leur façon de faire avec le cirque que le duo nous donne à imaginer plus qu’à saisir dans les détails. La dimension très théâtrale de leur jeu, qui rend assez irrésistible leur obstination à faire numéro, peut nous ramener aux origines des Ronaldo, sept générations plus tôt, en 1842 quand un jeune belge quitte Gand et sa famille pour rejoindre une jeune femme et sa troupe de Comedia dell’arte. S’il n’y a pas à proprement parler de masques dans Sono io ?, on y retrouve le sens de la figure et de l’outrance de la tradition théâtrale embrassée par l’ancêtre, à qui le titre italien renvoie aussi. La théâtralité de Danny et Pepijn leur permet de faire une chose rare dans l’art du clown, qui de toutes les disciplines du cirque que convoquent les artistes dans leur spectacle est celle qui domine : jouer à deux, sans renoncer à la solitude ni à l’étrangeté propres à chaque bon clown. Car si père et fils ont chacun une personnalité forte qui peut exister en solo – c’est le cas au début du spectacle pour Danny puis lors d’« intermèdes » assurés par Pepijn dès que papa a le dos tourné –, c’est avant tout dans leur relation que se loge leur drôlerie, leur manière décalée d’être au monde.
Lorsque le fils aide sans qu’il s’en aperçoive le père à réaliser des numéros que l’âge l’empêche de réussir, quand le père met au défi le fils de faire mieux que lui, c’est toute une page de l’histoire du cirque qu’ils racontent en même temps que leur héritage personnel : celle des familles de cirque dont il ne reste plus que très peu de représentants. Sono io ? porte ainsi avec subtilité une réflexion sur l’évolution du cirque. En se livrant dans leur fausse intimité à des numéros anciens que même les cirques traditionnels d’aujourd’hui ont délaissés – leur jonglage avec chapeaux melons est particulièrement savoureux –, les deux artistes de Circus Ronaldo disent leur attachement à des formes du passé et interrogent leur place dans le cirque du présent. Cela sans nostalgie, puisque malgré leur dégaine surannée c’est un cirque d’aujourd’hui que nous offrent Danny et Pepijn. Si l’on ne peut relier son univers au « nouveau cirque » qui s’est très largement éloigné du cirque traditionnel, Circus Ronaldo fait preuve avec cette création d’une capacité à penser sa pratique qui est l’une des marques du cirque contemporain. Le présent très spécial des Ronaldo est un ravissement qui durera, espère-t-on, jusqu’aux générations à venir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sono io ?
Conception, mise en scène et interprétation : Danny Ronaldo, Pepijn Ronaldo
Création : Danny Ronaldo, Pepijn Ronaldo, Seppe Verbist
Technique : Flor Huybens, Brechje De Ruysscher
Mise en scène finale : Frank Van Laecke
Coaching des acteurs : Steven Luca, Walter Janssens
Création et régie sonore : Seppe Verbist
Création lumière au théâtre : Dominique Pollet
Musique : David Van Keer, Birger Embrechts, Seppe Verbist, Piotr Ilitch Tchaïkovski
Réalisation des costumes : Dotje Demuynck
Création et réalisation des décors, accessoires : Danny Ronaldo, Erik Van den Broeck, Seppe Verbist, Marjolijn Midori, Nanosh Ronaldo, David Ronaldo, Johanna Daenen, Pepijn RonaldoMusiciens de studio Pedro Pozos, Cedric Murrath, Stefan Wellens, Harmen Goossens, Floris De Smet, Birger Embrechts, Jasper De Roeck, Corneel Didier, Seppe Verbist, Tom Lambrechts, Thomas Van Hees Direction administrative Lesley Verbeeck Matériel de promotionFrauke Verreyde Coproduction Théâtre Firmin Gémier/La Piscine – Pôle national des arts du cirque (Châtenay-Malabry), Theater op de Markt – Dommelhof (Pelt), Miramiro (Gand)
Avec le soutien de Cultuurhuis de Warande (Turnhout), GC ’t Blikveld (Bonheiden) et de la Communauté flamande Contact et diffusion Frans Brood ProductionsDurée : 1h25
Théâtre du Rond-Point – Paris
Du 20 mai au 16 juin 2024Bornem (Belgique)
Du 28 au 30 juin 2024
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