Avec Héritage, Cédric Eeckhout s’inscrit dans la veine de l’autofiction théâtrale mettant en scène des rapports parents-enfants. Au plateau avec sa mère Jo Libertiaux, il entretient avec elle un dialogue intime qui manque d’une théâtralité singulière pour faire sens collectivement.
Si chaque artiste de théâtre consacrant un spectacle à sa relation avec son père ou sa mère a des raisons personnelles de le faire, ce geste vient souvent en partie au moins d’un désir de confronter l’art dramatique à autre chose, à un aspect du monde réel. Dans l’esprit d’Annie Ernaux ou plus récemment d’Edouard Louis, dont les textes et la personne elle-même sont d’ailleurs régulièrement portés au théâtre, plusieurs des spectacles qui relèvent de cette tendance se consacrent à la description des mécanismes de transfuge de classe et de leur impact sur les individus. Pour d’autres auteurs et metteurs en scène, parler d’un parent voire l’inviter à monter sur scène est une façon de se relier à des origines culturelles plus ou moins lointaines. C’est ce que fait par exemple Hatice Özer en invitant sur scène avec elle son père, musicien traditionnel turc, dans Le Chant du père (2022). Elle y dit aussi l’exil, et dénonce l’invisibilité à laquelle sont condamnés bon nombre d’hommes comme son père dans la société française. On pense encore à eຽswlsnbk (La Voix de ma Grand-Mère) (2024), où Vanasay Khamphommala convie aussi son père au plateau et invente un espace de réconciliation entre ses racines laotiennes et sa culture européenne. Avec Héritage, Cédric Eeckhout affirme quant à lui sa volonté de donner à travers sa mère la parole aux femmes anonymes de cette génération, de rendre visibles leurs combats silencieux.
Si le nombre assez considérable de dialogues parents-enfants apparus ces derniers temps dans le paysage théâtral n’empêche en rien la naissance de nouvelles conversations de ce type, il rend particulièrement nécessaire leur singularité. Il permet l’exercice de la comparaison, qui révèle assez aisément des défauts éventuels. Dans Héritage ainsi, que nous avons découvert dans le cadre du festival Théâtre en Mai porté par le Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, la rapidité avec laquelle s’amorce le dialogue mère-fils interroge d’emblée. Alors que Vanasay Khamphommala et Hatice Özer prennent le temps de poser toutes seules les bases de rituels théâtraux originaux, Cédric Eeckhout et sa maman Jo Libertiaux accueillent ensemble les spectateurs et leur exposent d’entrée de jeu la manière dont s’est décidée la création. Comédien et metteur en scène, le fils a tout simplement proposé à sa mère de faire un spectacle avec lui. Ce à quoi sans hésiter, explique elle-même la concernée dans une adresse directe au public dénuée des tremblements du néophyte – ce qu’elle est pourtant –, elle a répondu oui, pourquoi pas. Héritage ne se présente donc pas comme le lieu de rapprochement de langages différents, ce qui était l’un des grands intérêts des autres créations citées ici. Si doutes voire heurts il y eut au seuil d’Héritages, la pièce n’en témoigne pas. Or Cédric Eeckhout et son équipe ne développent guère d’autre moyen convaincant d’accéder à la vérité de Jo Libertiaux.
L’apparence très lisse, bien rôdée de la discussion qui constitue le matériau central d’Héritage tient sans doute en partie au fait que l’artiste belge et sa mère n’en sont pas à leur première expérience théâtrale partagée. Dans sa première création personnelle en effet, The Quest (2022), Cédric Eeckhout invitait déjà Jo Libertiaux à ses côtés pour aborder conjointement dans une esthétique pop la construction européenne et la structure familiale. Dans son dossier, le comédien décrit au sujet de cette première expérience des moments de perte de contrôle, des surprises. Il affirme aussi avoir souhaité retrouver dans son second geste la qualité d’émotion du premier. Chose non pas impossible, mais point réussie. Le classicisme de la forme y est pour beaucoup : en optant pour un entretien situé dans un cadre quasi-naturaliste – un intérieur peuplé des objets ayant vraiment appartenu à Jo Libertiaux, et d’un écran où sont projetées ses archives filmées –, le fils sécurise sa mère autant que lui-même. Si bien que ce qui a lieu devant nous semble n’être que la duplication d’un événement ayant peut-être eu une certaine force mais qui est passé depuis longtemps. Autrement dit, Héritage est plus la reproduction d’une rencontre qu’une rencontre réelle, ce que n’assument pas ses protagonistes. Répondant aux questions de Cédric Eeckhout, Jo Libertiaux se livre alors à un récit de sa vie depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui qui n’accède pas à la puissance envisagée. La simplicité de la trajectoire de cette femme, son éloignement des grandes figures qui ont marqué l’histoire de son temps restent fermées sur eux-mêmes au lieu d’ouvrir à une pensée plus collective.
Si le choix par Jo Libertiaux de la coiffure comme métier, son mariage, l’arrivée de ses enfants dans sa vie et surtout son divorce, qui fait d’elle pour son fils une « combattante » résonnent peu avec le présent, c’est aussi du fait de la place très réduite accordée au spectateur. L’« infra-théâtre » auquel prétend Cédric Eeckhout, en écho à l’infra-littérature pratiquée par Annie Ernaux dont le livre Une femme a servi de référence à l’équipe du spectacle, aurait pu ouvrir cet espace nécessaire. Mais Héritage se tient très loin de l’économie pratiquée par la pionnière de l’auto-socio-biographie en France. La présence sur scène d’Eulalie Roux, collaboratrice et assistante du metteur en scène, et surtout de la musicienne et chanteuse Pauline Sikirdji, appuient au contraire le récit au lieu de se mettre à l’écart de celui-ci pour en élargir la réception. Idem pour les travestissements successifs de Cédric Eeckhout, qui en cherchant à faire exister sur scène sa mère jeune ont eux aussi davantage tendance à illustrer les propos de la mère qu’à en multiplier les interprétations possibles. Le recours à ce jeu a encore tendance à réduire la distance séparant mère et fils, qui finit par être infime et à priver l’ensemble de tout inattendu.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Héritage
Écriture et mise en scène Cédric Eeckhout
Avec Cédric Eeckhout, Jo Libertiaux et Pauline Sikirdji
Assistante et collaboratrice Eulalie Roux
Dramaturgie Nils Haarmann
Scénographie et costumes Bastien Poncelet
Perruques et coiffures Edith Carpentier
Régie générale Olivier Arnoldy
Création lumière Antoine Fiori
Régie lumière Mehdi Igoud
Régie son Benjamin Devillers
Travail vidéo Coralie Denooz
Construction des décors Ateliers du Théâtre de Liège
Confection des costumes Ateliers du Théâtre de LiègeProduction Théâtre de Liège / DC&J Création
Coproduction Théâtre Varia / Théâtre les Tanneurs / Théâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national / Les Théâtres de la Ville du Luxembourg
Soutien Tax Shelter du Gouvernement Fédéral de Belgique / Inver Tax ShelterDurée : 1h20
Vu dans le cadre du Festival Théâtre en Mai 2024 du CDN de Dijon Bourgogne
Théâtre des Doms – Avignon Off
Du 3 au 21 juillet 2024
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