La nouvelle directrice de la Comédie de Caen adapte le texte sulfureux de Tom Lanoye où, dans une ambiance de doute généralisé, les cadavres artistiques et sociétaux sortent du placard théâtral.
Qui a peur prend racine dans un espace flou, dans une zone tampon entre deux rives, entre deux mondes, qui, toujours, se dérobe aux regards des spectatrices et des spectateurs. Tandis que le rideau vient de se baisser, que le public vient de quitter la salle, mais qu’ils ne sont pas encore, pour autant, retournés à leur vie réelle, que peuvent bien se dire les comédiennes et les comédiens ? Débriefent-ils de la représentation ? S’attardent-ils sur les fautes de carre de l’une ou de l’autre ? S’envoient-ils des reproches à la figure pour avoir manqué telle tirade ou raté tel déplacement ? S’auto-congratulent-ils, au contraire, euphorisés par l’adrénaline de leur performance ? Font-ils des commentaires sur la composition et l’humeur de la salle du jour ? En même temps qu’il se confronte à l’imaginaire de tout un chacun sur le contenu de cette boîte noire, le texte tricoté par Tom Lanoye lève le voile sur ce moment si particulier, sur cet endroit indistinct qu’incarne l’immédiat après-représentation.
Ce soir-là, les deux qui sortent tout juste de scène, mais habitent encore le plateau où ils viennent de se produire, se prénomment Claire (Bodson) et Koen (De Sutter). Couple à la ville, ils incarnent aussi un couple à la scène, celui formé par Martha et George dans Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee. Loin d’être des perdreaux de l’année, actrice et acteur de cette pièce depuis plus de vingt ans devant un public suffisamment nombreux pour leur assurer une telle longévité, l’une comme l’autre sont épuisés, autant par leur relation amoureuse que par ces rôles qu’ils ne peuvent plus voir en peinture, mais auxquels ils sont tristement enchaînés. Dans un lointain passé, Koen, en digne homme de théâtre inspiré par « ses petits copains de la ‘Vague Flamande' », s’est bien essayé à une aventure littéraire plus audacieuse, le tandem a bien tenté de jouer Tchekhov, Feydeau ou Shakespeare, mais rien n’y a fait : les programmateurs les « ignoraient », « les critiques de la soi-disant presse de qualité belge » les « massacraient » et « les gens » ne venaient les voir que lorsqu’ils jouaient « cette pièce de merde ». Parce qu’ils ne pouvaient pas se permettre de « vivre du chômage », les deux comédiens ont alors rendu les armes, remisé leur ambition au placard, jusqu’à l’écoeurement et jusqu’à cette dernière qui signe le départ du duo d’acteurs qui les accompagnaient dans les rôles d’Honey et Nick. Histoire de relancer, malgré tout, la machine, le couple a convié deux jeunes talents, Leïla (Chaarani) et Khadim (Fall), qui pourraient reprendre le flambeau et permettre à Claire et Koen de toucher une subvention grâce à leurs « origines culturelles ». D’abord plus ou moins cordiale, la rencontre va toutefois rapidement tourner au vinaigre, et au jeu de massacre, entre de potentiels futurs partenaires qui exposent des visions diamétralement opposées du théâtre et de la société.
Écrit sur-mesure pour les actrices et les acteurs flamands qui ont participé à sa première création – Tarikh Janssen, Els Dottermans, Han Kerckhoffs et Dilan Yurdakul –, mais traduit et adapté par Aurore Fattier et Koen De Sutter pour mener à bien cette production, le texte de Tom Lanoye ouvre, avec fracas, la boîte de Pandore qui renferme de nombreuses zones d’ombres du théâtre. Au long de ce pas de quatre, se rejoue, évidemment, la querelle entre les générations, entre les anciens et les modernes, sur l’appréhension des grands auteurs, sur les partis-pris de mise en scène plus ou moins réalistes, sur le choix des textes à représenter, mais pas seulement. Très vite, le théâtre s’impose comme le point d’intersection de nombreuses lignes de fracture sociétale. En face-à-face, ou en quatuor, les comédiennes et les comédiens se mettent alors à débattre, directement ou plus subrepticement, de la discrimination positive, du rapport aux origines – y compris entre flamands et wallons –, de la domination sociale et patriarcale, et font même l’expérience de ces comportements problématiques mis aujourd’hui en lumière par le mouvement #MeToo, comme l’habitude qu’avait certains réalisateurs et metteurs en scène de demander aux actrices de montrer leurs seins au cours d’un casting. À ces joutes aux relents politiques, se mêlent des accrochages aux motifs beaucoup plus intimes, où les rêves de succès qui se brisent sur le mur du réel se mêlent aux sacrifices, souvent douloureux, qui ont été consentis au nom de l’art du théâtre.
Avec le renfort d’Aurore Fattier et de Koen De Sutter, Tom Lanoye ose alors projeter sur le plateau tout ce qui habituellement ne se dit pas, ou peu, en public, tout ce qui est tu ou dissimulé, tout ce dont il est hautement inflammable de débattre, alors que ces questionnements traversent, avec encore plus d’ardeur aujourd’hui qu’hier, le monde de l’art dramatique. Le procédé est d’autant plus piquant qu’il se double d’une forme de théâtre dans le théâtre, où le spectre dramaturgique de Qui a peur de Virginia Woolf ? n’est jamais loin. Tandis que, par deux fois, les comédiennes et les comédiens assurent, lorsqu’ils ont conscience d’avoir dépassé les bornes, qu’ils jouaient un rôle et que leurs propos étaient factices, la pièce bascule progressivement dans une zone grise où il devient difficile, voire impossible, de démêler le vrai du faux, de savoir avec certitude si les actrices et les acteurs pensent par eux-mêmes ou s’essaient à la comédie, de comprendre si, derrière le masque de l’artiste, il n’y aurait pas un fond de vrai provenant de l’individu. Ou si tout ceci ne relève, en définitive, que d’un cruel jeu de dupes.
De cette ambiance de doute généralisé, Aurore Fattier profite, avec l’aisance qu’on lui connaît désormais, pour sa mise en scène. Beaucoup plus modeste qu’Hedda, qui lui a récemment permis de mieux faire connaître son travail en France, sa partition n’en reste pas moins finement travaillée, notamment dans son utilisation des lumières et de la vidéo. Tandis que les gros plans échouent à percer les personnages au coeur, à voir au-delà de leurs masques contre lesquels ils semblent cogner, les lumières de Franck Hasevoets naviguent dans la palette de ces styles qui peuvent s’observer au théâtre – du tamisé au naturel, du néon aux pleins feux, en passant par le bleuté qui sied si bien à la nuit –, comme si, en même temps que les thématiques disputées, toutes les facettes scéniques se faisaient jour. Si, au soir de la première au Théâtre 14, Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter et Khadim Fall, qui n’avaient pas repris ces rôles depuis près de deux ans, paraissaient insuffisamment en jambes pour faire reluire l’ensemble des côtés sulfureux du texte de Tom Lanoye, jouer avec ses zones les plus ombrageuses et semer totalement le trouble, toutes et tous se révélaient suffisamment efficaces pour donner du grain à moudre, et faire sentir le poids de cette croisée des chemins où se trouve le théâtre européen.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Qui a peur
Texte Tom Lanoye
Mise en scène Aurore Fattier
Traduction française et dramaturgie Aurore Fattier et Koen De Sutter, en collaboration avec Tom Lanoye
Avec Claire Bodson, Leïla Chaarani, Koen De Sutter, Khadim Fall
Scénographie et costumes Prunelle Rulens
Images et vidéo Gwen Laroche
Son Laurent Gueuning
Lumière Franck Hasevoets
Régie lumière Tom Van Antro
Coach vocal Saskia BrichartUne création de Solarium
Production déléguée Comédie de Caen – CDN de Normandie
Coproduction Dadanero, Théâtre Varia, Kulturcentrum Mamer (Luxembourg), La Coop asbl, Shelter Prod.
Avec l’aide du Théâtre des Doms (Avignon) et du Centre des Arts Scéniques
Avec le soutien du taxsHelter.be, ING, et du tax-shelter du gouvernement fédéral belge
Solarium est une compagnie associée au Théâtre Varia.Durée : 1h35
Théâtre 14, Paris
du 7 au 25 mai 2024Comédie de Caen – CDN de Normandie
du 12 au 15 novembreMaison de la Culture d’Arlon
le 27 novembreComédie de Reims – CDN
le 27 mai 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !