Après avoir monté K.ou le Paradoxe de l’arpenteur (d’après Le Château), Régis Hebette prolonge son travail autour de l’œuvre de Franz Kafka et offre un spectacle maîtrisé travaillant la profondeur du texte de Kafka.
Pour sa nouvelle création, le metteur en scène et directeur du théâtre de l’Échangeur Régis Hebette se saisit de Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris, une nouvelle écrite en mars 1923 quelques semaines avant la mort de l’auteur et qui est, par ailleurs, le dernier texte de Kafka. Transposant cette fable au plateau, Régis Hebette a choisi de confier le récit à Laure Wolf. Rejoignant le plateau par une petite porte située dans le décor, la comédienne va incarner la souris narratrice, ainsi que nous le signale son visage grimé, ses oreilles arrondies, comme la queue dépassant de ses vêtements. Cet animal anthropomorphe tout droit sorti d’un conte et qui dit volontiers ne pas faire partie des souris appréciant le chant de Joséphine va, dans un monologue à l’interprétation tenue de bout en bout déplier la place singulière de Joséphine et de son chant.
Vêtue d’une blouse grise sur une jupe et un chemisier, de petites bottines noires – qui vont accentuer le côté petits pas de petit rongeur – cette souris vient, comme sa mise le signale, du peuple. Qu’elle soit ouvrière ou employée de maison, voire, assistante de la cantatrice – ainsi que le laisse entendre les quelques activités de nettoyage et rangement auxquelles elle s’adonne – elle est en tous les cas une subalterne. C’est depuis le peuple des souris qu’elle s’adresse à nous, depuis une position qui ne souffre guère l’inaction. Et tout au long de son récit, cette souris s’active, balayant, rangeant, s’octroyant juste quelques instants de pause et deux petits verres d’alcool. Progressivement et tandis qu’elle parle et travaille, elle investit le plateau. La scène révèle ainsi progressivement différents espaces travaillant les lignes de fuite et la profondeur de champ, agencés avec des panneaux noirs sur lesquels sont projetés des dessins en noir et blanc. Qu’il s’agisse de cette surimpression graphique, de la création lumière travaillant avec subtilité la profondeur de l’obscurité, ou des multiples espaces proposés par la scénographie, l’ensemble déploie une esthétique aussi soignée que maîtrisée renvoyant à l’expressionnisme allemand. Contemporain de Kafka, ce courant artistique avec ses angles, ses motifs géométriques, ses dessins, donnent ici corps à la structure même du récit. Car il y a quelque chose de sinueux, de tortueux dans cette fable, dans cette façon de travailler par boucles et reprises, de revenir sans cesse sur le même motif – Joséphine et son chant ou, plutôt, son sifflement – en le scrutant sous toutes ces coutures.
La complexité du rapport liant Joséphine au peuple, comme l’étrangeté de son chant et des effets qu’il produit, ont donné lieu à de nombreuses analyses et commentaires. Parmi celles-ci l’on trouve celle de la critique Diane Scott dans son essai S’adresser à tous (et figurant parmi les références citées par Régis Hebette dans le dossier de presse). Selon Diane Scott, « Joséphine apparaît comme une anti-chef, un anti-leader de la foule, elle fédère à proportion qu’on s’en désidentifie. » La cantatrice « est à une place à la fois déchue et précieuse » et c’est bien cela que donne à voir Laure Wolf dans son jeu toujours un peu teinté de distance et d’ironie. Une ironie qui ne disqualifie pas pour autant la place occupée par la cantatrice, mais qui sonde les paradoxes de cette situation. Celle d’une souris qui siffle au final plus qu’elle ne chante – cette capacité à siffler étant propre à tous ses congénères – et qui pourtant suscite le respect et le silence de celles et ceux qui l’écoutent. Une souris considérée comme une enfant, un être diminué, et qui va aller jusqu’à sa propre disparition, sa dissolution dans le peuple dont elle avait décidé de s’extraire. Une souris qui, par la position qu’elle s’est choisie et la pratique de son art, constitue le peuple qui vient l’écouter – et qui grâce à elle existe jusqu’à la dominer, occupant la place du père de cet enfant fragile.
Outre les questions (passionnantes) de la position de l’artiste dans une société et de la place de l’art, de ce qu’il peut fonder ou pas, de comment il peut permettre d’échapper à la vie quotidienne pour rêver, la nouvelle de Kafka embrasse plus largement d’autres enjeux. Celui du peuple et du rapport au politique – qui écoute-t-on et à la parole de qui apporte-t-on du crédit –, de la place et de l’importance de l’histoire (le texte évoquant l’absence de considération des souris pour leur histoire). Toutes ces questions, la mise en scène de Régis Hebette, portée par l’interprétation rigoureuse et assez fascinante (quoique parfois un petit peu trop proche de la psalmodie par instants le soir de la première) de Laure Wolf, les transmet. Le spectacle donne corps à cette nouvelle de Kafka sans l’illustrer ni écraser la complexité du propos, mais plutôt en rendant compte, avec une esthétique expressionniste maniant aussi les artifices du conte, de la richesse profuse de ce qui se noue dans cette histoire. Et la fin, au cours de laquelle la souris en vient à endosser le rôle de Joséphine, évoque mine de rien la réversibilité éventuelle des places et positions de chacun : la cantatrice l’étant devenue de son propre chef, peut-être son départ peut-il, qui sait, amener une autre souris à décider de lui succéder …
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris
d’après la nouvelle de Franz Kafka
adaptation, mise en scène & scénographie Régis Hebette
avec Laure Wolf
création lumière Eric Fassa
création sonore Samuel Mazzotti
régie générale Saïd Lahmar
costumes (en cours)Production Cie Public Chéri – Théâtre L’Echangeur
Théâtre L’Echangeur Bagnolet
du 29 février au 8 mars 2024La Commune – CDN d’Aubervilliers
Le 29 mars (spectacle repris à l’occasion de la reprise de K ou le paradoxe de l’arpenteur)
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