Au Théâtre de la Manufacture de Nancy, la metteuse en scène Julia Vidit et le dramaturge Guillaume Cayet mettent sur pied un échiquier qui, porté par un vent de fronde, renverse la table du système scolaire.
Qui aurait pu croire qu’Emma, dite « La Discrète », s’imposerait un jour comme cheffe de file de la fronde, comme une passionaria adolescente prête à se mettre au service d’une cause et à en découdre, pour cela, avec l’ordre établi ? Du haut du toit du collège où elle se trouve, c’est pourtant elle, et bien elle, qui galvanise ses camarades, les pousse à s’adonner à un « bal » sauvage – plutôt dopé aux beats qu’aux airs d’accordéon – et à faire exploser le carcan autoritaire grâce à ce coup d’éclat contestataire. Élève en classe de quatrième (A), la jeune fille n’avait pas forcément prévu de se retrouver au coeur, et à la source, de ce tourbillon, mais les trois derniers jours sur lesquels elle s’apprête à revenir ont constitué un point de bascule. Goutte après goutte, événement après événement, ils ont alimenté sa colère et méticuleusement rempli le vase de la révolte, jusqu’à le faire déborder.
Conformément à son surnom, « La Discrète » n’est pourtant pas de celles et ceux qui ont la voix qui porte. Elle est une élève « du milieu », comme la définit Guillaume Cayet, ni dans les premiers rangs, avec les bons élèves, souvent chouchous des enseignants, ni dans les derniers, avec les cancres, les rigolards et les stars. Elle appartient au ventre mou, à cet amas a priori sans particularités spécifiques, un peu fade, un peu terne, coincé dans un entre-deux neutralisant. En tant que narratrice, elle occupe pourtant aujourd’hui le devant de la scène et décortique, place après place, élève après élève, l’échiquier qui compose et habite la salle de classe. Il y a là, pêle-mêle, L’Amoureuse et La Meilleure Amie, Le Bogosse et Le Délégué, La Licorne et La Wifille, mais aussi Le Nouveau qui vient tout juste de débarquer et qui, en prenant place à côté d’elle, ne laisse pas La Discrète insensible. Peu à peu, par ses prises de parole successives, le jeune homme sème subrepticement des graines dans l’esprit de ses camarades. Volontiers insolent, éhontément contestataire, partisan de l’inclusion plutôt que de l’exclusion, il tient tête aux professeurs, surveillants, CPE, à ceux qui incarnent l’autorité, et démontre, par la bande, à quel point elle peut se révéler stérile si elle est bêtement appliquée et ne vaut, alors, que pour elle-même.
Au fil des présentations des uns et des autres, se découvrent également des aventures solitaires et parallèles : la tentative de conquête du Bogosse par L’Amoureuse, mais aussi les ambitions délirantes du Délégué qui compte bien, grâce à un plan machiavélique digne d’Iznogoud, devenir calife à la place du calife et dérober la place du principal à la faveur d’un prochain conseil d’administration. Alors qu’il se murmure que le principal adjoint aurait démissionné et que le collège serait menacé de fermeture, c’est un tout autre événement qui va faire office de catalyseur et mettre le feu aux poudres : la tentative de suicide de La Meilleure Amie dans les toilettes de l’établissement. Fidèle parmi les fidèles de L’Amoureuse, la jeune femme n’aurait pas supporté d’être refusée par l’école de comédie musicale qu’elle voulait rejoindre. Symbole d’un malaise plus global, ce geste, maladroitement qualifié de « superficiel » en référence à la blessure qu’il a occasionné, va contribuer à alimenter le brasier intérieur d’Emma qui, sans tout à fait le comprendre, voit poindre en elle les ferments contagieux de la colère.
Pour composer cette fresque intra-scolaire, Guillaume Cayet ne s’est pas contenté de ses propres souvenirs de collégien. Comme à son habitude, le dramaturge est allé au contact du terrain et s’est rendu une fois par mois, pendant un an, dans une classe de quatrième du collège de Gerbéviller en Meurthe-et-Moselle. De ses observations et de ses échanges avec les élèves, il a tiré une fable qui, dans la possibilité de la lutte qu’elle prône, tend à prendre le contrepied de la tendance politique du moment, où le retour au tout-autorité est vu comme l’unique réponse à la crise que traverse le monde scolaire. Plutôt que d’ajouter du sinistre à un tableau déjà sombre, il fait de la rébellion un vecteur d’émulation pour combattre la fatalité et ménager des voies de sortie possibles. Car, avant d’être dirigée contre les adultes en eux-mêmes, cette fronde est fomentée contre une institution devenue aveugle, ayant perdu de vue le bien-être des élèves à force de se réfugier, puis de se laisser enfermer, dans le carcan administratif. Surtout, à un âge où, dans les yeux méprisants des plus vieux, elle paraît souvent bien loin, cette lutte de classe se transforme en initiation à la cause politique, aux premières étincelles provoquées par l’injustice, tout en, et c’est là sa justesse, restant dans le cadre des obsessions adolescentes, faites d’émois sentimentaux, de coups de Trafalgar foireux et de coups de menton contre les adultes.
Si elle mériterait, sans doute, d’être un brin resserrée pour éviter d’emprunter trop de directions et donner, alors, la sensation d’empiler les couches, voire de tirer à hue et à dia, cette épopée proto-révolutionnaire profite de la mise en scène au cordeau de Julia Vidit et surtout de l’engagement des comédiennes et comédiens qui, à eux cinq, incarnent plus d’une trentaine de personnages – du surveillant au proviseur, en passant par les professeurs de sport, d’histoire, d’allemand, de français… – et parviennent à insuffler une vitalité débordante au plateau. Lorsqu’ils n’en font pas trop, toutes et tous réussissent à donner couleur et caractère aux différents personnages croqués avec pertinence et goût de l’éclectisme par Guillaume Cayet. Derrière le groupe classe que l’on pourrait penser informe et uniformisant, Alexis Barbier, Otilly Belcour, Djibril Mbaye, Bénédicte Mbemba et Sacha Vilmar font ressortir la singularité des personnalités, des parcours, des obsessions et des objectifs, tant des élèves que des enseignants, à l’image de cette professeure de français qui n’hésite pas à projeter le pamphlet libertaire de Jean Vigo, Zéro de conduite, à cette nouvelle génération dans laquelle elle croit plus que d’autres. Plus ou moins directement, émancipés des surnoms fonctionnels auxquels on les avait réduits, ces jeunes gens peuvent alors apporter leur pierre à l’édifice collectif, et alimenter grâce à leur ruisseau personnel la grande rivière de la lutte.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Quatrième A (lutte de classe)
Texte Guillaume Cayet
Mise en scène Julia Vidit
Avec Alexis Barbier, Otilly Belcour, Djibril Mbaye, Bénédicte Mbemba, Sacha Vilmar
Assistant à la mise en scène Chad Colson
Scénographie Thibaut Fack
Création lumière Nathalie Perrier
Création sonore Manon Amor
Costumes Valérie Ranchoux-CartaProduction Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine
Coproduction Château Rouge – Scène conventionnée Annemasse, Tréteaux de France – CDN
Avec le soutien du Fonds SACD Théâtre, FONPEPS
Avec le soutien en résidence du CENTQUATRE- PARIS et de L’Arc – Scène nationale Le CreusotDurée : 1h30
Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy Lorraine
du 20 au 24 février 2024Scène nationale 61, Alençon
le 12 marsScène nationale 61, Flers
le 14 marsChâteau Rouge, Scène conventionnée Annemasse
les 19 et 20 marsTransversales, Théâtre de Verdun
le 23 marsL’Arc, Scène nationale Le Creusot
le 28 marsThéâtre du Point du Jour, Lyon
du 3 au 5 avrilThéâtre de la Madeleine, Troyes
les 12 et 13 avrilACB, Scène nationale Bar-le-Duc
le 18 avrilThéâtre Public de Montreuil, CDN
en janvier-février 2025
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