Avec Backlash, le Groupe Vertigo donne à voir la mécanique toxique de la rhétorique masculiniste et offre une partition de jeu riche en complexité au comédien Philippe Bodet.
Backlash : ce terme anglais signifiant « contrecoup », « retour de bâton » est largement entré dans notre vocabulaire courant – ainsi que l’atteste encore récemment l’affaire Depardieu. C’est à Susan Faludi que l’on doit la théorisation du mot en concept : en 1991, l’autrice nord-américaine publie un essai au succès retentissant (et traduit en français dès 1993 sous le titre Backlash, la guerre froide contre les femmes). Le backlash désigne pour Faludi l’offensive conservatrice et anti-féministe portée durant la présidence de Ronald Reagan (dans les 80’s) aux Etats-Unis, offensive sapant les avancées féministes des années 70. Si, depuis, le terme désigne plus largement les réponses réactionnaires diffusées par des mouvements conservateurs, toutes ripostes aux avancées pour les groupes en situation de minorités, il n’a rien perdu de son actualité et acuité.
Se saisissant d’une pièce de Penelope Skinner – dont le titre original est Angry Alan – Bérangère Notta et Guillaume Doucet la renomment Backlash, soulignant avec ironie la pluralité des backlash à l’œuvre dans le texte de la dramaturge britannique. Écrite en 2018, la pièce de Skinner – quarantenaire considérée comme figurant parmi la relève du théâtre Outre-Manche et dont peu de textes ont jusqu’alors été montés en France – est un seul en scène. Danny, américain vivant aux USA dans le Kentucky a un itinéraire somme toute très banal : c’est un homme blanc straight cis qu’on imagine entre la quarantaine et la cinquantaine. Divorcé, ayant vu les liens avec son fils adolescent se distendre, il vit avec Courtney sa nouvelle conjointe. C’est un homme de la classe moyenne, qui souffre néanmoins d’un fort sentiment de déclassement professionnel. Cela, Danny l’énonce dès le début de son récit et la question de l’échec éprouvé lors de son précédent emploi, et du poste à moindre responsabilité qu’il occupe désormais, comme des injustices éprouvées au travail, reviennent de façon lancinante – que ce soit lui ou Courtney qui les évoquent. Mais plutôt que d’interroger la toxicité des pratiques managériales néolibérales, de s’engager dans des mobilisations collectives (syndicats ou autres) pour lutter politiquement, Danny tombe dans un engrenage masculiniste.
Sur un plateau revêtu d’un tapis – comme le serait un salon – avec en fond de scène un écran, Danny (se) raconte. Sa découverte au hasard des Internets des vidéos d’un certain Angry Alan, son intérêt vif pour les propos de cet homme et les conséquences progressives de ce qui relève d’un endoctrinement. Cet homme affable, se vivant comme déchu et déçu trouve dans les théories masculinistes d’Angry Alan – pour qui le féminisme a abouti à l’oppression des femmes par les hommes – un sens à sa vie et la justification à toutes ses frustrations. Et Angry Alan devient omniprésent dans les paroles de Danny, celui qui sait, dont la parole ne saurait être remise en cause. Cette mécanique d’embrigadement progressive se déploie dans une alternance de confidences de Danny et de projections de vidéos YouTube. Écrites à partir de vidéos réelles de YouTubers masculinistes, ces images (qui sont celles d’Angry Alan) ancrent la chute progressive de Danny, révélant pas à pas le glissement de critiques anodines – en ce qu’on les entend trop souvent, du style « le féminisme parfois va trop loin » – vers d’autres plus problématiques car ouvertement agressives.
Interprétant Danny, le comédien Philippe Bodet incarne dans l’ensemble avec une belle subtilité son personnage. Et outre quelques moments de jeu encore trop en force – dont on gage qu’ils disparaîtront après quelques représentations – Philippe Bodet donne avec conviction et persuasion corps à cet homme dépassé, pris dans une spirale obsessionnelle d’anti-féminisme et de haine de l’autre pouvant déboucher sur le pire. C’est, d’ailleurs, sur le pire que la pièce se termine, faisant résonner le terme backlash de façon beaucoup plus personnelle (ainsi que terrible) pour Danny. Si cette fin très mélodramatique marque une écriture un brin trop volontariste et à la recherche de l’efficacité, l’ensemble tient néanmoins de bout en bout. Et si le recours à certaines images stylisées venant illustrer le récit de Danny semblent superflu, tout comme la présence d’ambiances musicales, en ce que ces artifices scéniques tendent à neutraliser un propos qui aurait pu être travaillé et mis en scène encore plus à l’os, la mise en scène de Guillaume Doucet et Bérangère Notta convainc. Résonne par leur travail précis une écriture qui avec simplicité et par petites touches, ellipses, n’éludant pas l’humour ou l’ironie à l’égard du personnage, met au jour les mécanismes toxiques de certaines rhétoriques – tout en rappelant en sous-main que c’est souvent sur l’absence de pensées politiques que certains dogmes font leur lit…
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Backlash
Texte Penelope Skinner
Traduction Guillaume Doucet
Conception Guillaume Doucet & Bérangère Notta
Jeu Philippe Bodet
avec la participation de Guillaume Trotignon
Scénographie création lumière Juliette Besançon
Création sonore Maël Oudin
Régie Adeline Mazaud
Administration Marine Gioffredi & Hélène Lega
Diffusion Chloé Montel chloe.montel@legroupevertigo.netProduction Théâtre de Belleville & Le Groupe Vertigo
Coproduction
L’Archipel, Fouesnant
Le Pont des Arts, Cesson-Sévigné
Centre culturel Pôle Sud, Chartres-de-Bretagne
Théâtre de Belleville, ParisAvec le soutien de
DSN, Dieppe Scène Nationale, Dieppe
Centre culturel Juliette Drouet, Fougères
EVE, Scène universitaire, Le Mans
Théâtres L’Arche-Le Sillon, Pleubian-Tréguier
Espace Beausoleil, Pont-Péan
La Manekine, scène intermédiaire des Hauts-de-France, Pont-Sainte-Maxence
Le Strapontin, Pont-Scorff
Université Rennes 2Avec le soutien de la Ville de Rennes et de la Région Bretagne.
Le groupe vertigo est conventionné par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne.
Durée : 1h15
Théâtre de Belleville – Paris
Du samedi 6 janvier au samedi 30 mars 2024
Du mercredi au samedi à 19h, à 15h le dimanche
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