Les entrelacs du présent et du passé tissés par Bérangère Jannelle ne dépassent pas le stade des (bonnes) intentions. Comme le nageur au fond des mers, sa dernière création, malgré une véritable audace formelle échoue à partager sa poésie.
Quand on apprend, à la fin de Comme le nageur au fond des mers, que son protagoniste – à la fois Thomas Farrigue et Günther Hölderlin – est en fait hospitalisé pour un choc amnésique consécutif à la mort de sa compagne Cléo, on y voit plus clair. Enfin. On avait, il est vrai, bien pressenti que tout cela allait finir par se démêler et qu’il fallait comme le nageur à la surface de l’eau se laisser porter sans chercher à comprendre, sans chercher à lutter comme le nageur qu’emporte le courant, au risque de couler. Néanmoins, même dans cette posture de méduse se laissant dériver au gré des fluctuations du spectacle, la traversée avait été mouvementée. De référence en référence, de changement d’identité en changement d’identité, de parallèle en parallèle, les directions s’étaient sans cesse diffractées et il avait fallu tenir bon le cap pour ne pas laisser l’attention se diluer dans le grand rectangle d’eau qui recouvrait le plateau.
Bérangère Jannelle avec Comme le nageur au fond des mers propose une pièce éminemment complexe, à la narration fragmentée, parfois répétée, qui se reprend, se corrige et s’augmente sans cesse. Avant que tout ne s’éclaire, le héros passe donc du nom de François Garrigue à celui de Günther Hölderlin; sa compagne Cléo disparaît, puis réapparaît, redisparaît et revient sous les traits de Sophia. A travers des enregistrements que le protagoniste écoute et produit tout en même temps, et des scènes du passé qui se rejouent, l’histoire s’esquisse autant qu’elle s’efface, se construit tout en se déconstruisant, comme des vagues qui passent et repassent sur le sable. D’abord sur des tables contiguës qui forment un plateau surélevé où se mêlent magnéto, lit et autre service à petit déjeuner. Puis sous ces tables, sur l’eau, ou plutôt sur un matelas posé comme un radeau après que les tables, comme la Mer rouge devant Moïse, se sont séparées.
Il y est donc autant question de la Vénus de Milo que des migrants qui s’échouent, de la Grèce mythologique que celle d’aujourd’hui, berceau non plus de la civilisation mais plutôt de sa disparition. Voyage intime et politique truffé de références mythologiques, le spectacle porte la question de la mémoire en son cœur, dont les personnages sont autant de passeurs – un documentariste sonore, une archéologue, une avocate qui documente les disparitions de migrants morts en mer. Il s’abîme cependant dans une accumulation de signes qu’on ne parvient pas à démêler tout en tissant une histoire d’amour qui s’adresse à l’intellect bien plus qu’au cœur. Construit dans une belle inventivité formelle et doté d’une incontestable audace, porté par des acteurs engagés – mention spéciale à Emmanuelle Lafon pour son énergie du concret – il se disperse cependant trop et apparaît trop maniéré pour ne pas tenir le spectateur à distance.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Comme le nageur au fond des mers
Texte et mise en scène Bérangère Jannelle
Avec Félix Kysyl, Emmanuelle Lafon, Leïla Muse, Elios Noël
Scénographie Alban Ho Van
Création sonore Félix Philippe
Création lumières Leandre Garcia Lamolla
Régie lumières Hervé Frichet
Régie générale Manuel Humaut
Production en cours : La Ricotta – La Maison de la Culture d’Amiens, le Théâtre Ouvert- Centre national des écritures contemporaines, la scène nationale de Bayonne et du Sud Aquitain, CDN Nice, le ZEF- scène nationale de Marseille ….
À partir de 15 ansDurée : 1h30
Théatre Ouvert – Paris
du 30 janvier au 10 février 2024
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