Avec Manuel d’exil, la metteure en scène suisse Maya Bösch offre une forme minimaliste, proche de l’installation, à l’écriture du Bosniaque Velibor Čolić. Interprétée par Fred Jacot-Guillarmod, sa fine adaptation du récit autofictif nous met face à un portrait d’exilé doux-amer loin des clichés, très proche de la littérature.
La silhouette de Fred Jacot-Guillarmod dans Manuel d’exil mis en scène par Maya Bösch, plongée dans une obscurité régulièrement déchirée par la lumière de néons au comportement imprévisible, en rappelle une autre à qui a eu la chance de la croiser dans quelque théâtre ou autre lieu : celle de Laurent Sauvage dans Howl. C’est pour notre part dans un grand hangar du nom de 232 U, à Aulnoy-Aymeries dans le cadre du festival Cabaret de curiosités du Phénix, que nous étions saisis par l’acteur dont toute l’énergie se trouvait concentrée dans sa bouche, d’où se déversaient les mots du poète américain. Ainsi porté, par la conjonction d’un espace marqué par l’Histoire – il doit son nom à la locomotive à vapeur qu’il accueillait jadis pour des réparations –, d’un comédien puissant, de la guitare jouée en direct par Vincent Hänni et de lumières rythmant la progression du texte, le texte écrit en 1955 et considéré aujourd’hui comme un texte fondateur de la Beat Generation nous apparaissait dans toute la puissance subversive qu’il avait pu avoir alors.
Le cri proféré hier, contre une Amérique matérialiste, contre la trahison des idéaux démocratiques et humanistes était pleinement actualisé par l’acteur, par sa capacité à incarner une solitude rebelle à tout compromis. Cette solitude, ce désespoir à être d’un monde peu accueillant aux vies hors-normes est aussi ce que nous renvoie d’emblée Fred Jacot-Guillarmod dans Manuel d’exil, créé dans une première version par Maya Bösch avec le comédien Jean-Quentin Châtelain. Dès les premiers mots du spectacle toutefois, qui constituent aussi l’introduction du livre éponyme de Velibor Čolić dont s’empare la metteure en scène suisse, il est évident que nous sommes là face à une qualité, à une espèce d’isolement bien différente de celle d’Allen Ginsberg. « J’ai vingt-huit ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre », prononce le comédien dans une adresse ambiguë qui est aussi celle du récit, comme s’il s’adressait à la fois à lui-même et au public. Si l’auteur américain et le bosniaque font tous deux de la littérature l’outil d’expression d’un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, le second le fait avec un mélange d’humour noir et de gravité très éloigné du lyrisme du premier.
La solitude, ici, est celle de l’exilé non plus au sein de sa propre culture, mais dans celle des autres, en l’occurrence la nôtre. Le récit de Velibor Čolić, écrit en 2016 alors qu’il vit en France depuis près de 25 ans, n’a de naïf que l’apparence : le jeune exilé imbu de lui-même qu’il y décrit, persuadé d’être « probablement LE plus grand poète yougoslave de notre temps », est le fruit des nombreuses années passées par l’auteur loin de son pays dont il a fui la guerre. Fred Jacquot-Guillarmod sait exprimer cette distance qui n’est pas froide mais plutôt tendre, sans pour autant adoucir les dures réalités auxquelles l’auteur consacre 35 chapitres, d’où son sous-titre « Comment réussir son exil en trente-cinq leçons » auquel a renoncé Maya Bösch. Car adapter pour la scène l’œuvre du Bosniaque l’a poussée à sélectionner certaines de ces « leçons » au détriment d’autres.
Ne gardant du témoignage autofictif que ses passages où l’intime fait le plus écho à la dimension collective de l’expérience de l’exil, la metteure en scène et son comédien nous livrent un Manuel d’exil à l’os, dont le narrateur apparaît davantage comme une figure que comme un personnage à part entière. Ils parviennent ainsi à ouvrir leur création à l’abord esthétique pourtant assez austère au spectateur, qui s’il le souhaite peut ajouter de petites lignes aux grandes qui lui sont données. Ces dernières se concentrent pour beaucoup autour de la littérature, vécue par le narrateur comme l’unique territoire, la seule patrie possible. Le rapport complexe de cet homme à langue française, perçue par le double littéraire de Velibor Čolić comme indispensable, est la colonne vertébrale de la pièce. Sans se rendre tout à fait étranger à sa propre langue ni tomber dans la caricature, Fred Jacquot-Guillarmod sait exprimer une relation complexe au français, faite d’autant d’attirance que de répulsion. Ce n’est pas là l’unique entre-deux où brille l’acteur de Manuel d’exil.
Fred Jacquot-Guillarmod se garde de choisir une direction unique de jeu. Avec Maya Bösch, il en emprunte plusieurs à la fois dans le minimalisme et la sobriété imposée par la scénographie, chose indispensable au passage sur scène d’un texte tel que Manuel d’exil. Une interprétation trop monolithique aurait tôt fait de faire verser celui-ci soit dans le misérabilisme, soit dans une légèreté inappropriée. Sans doute la parole que nous livre l’acteur trouverait-elle encore mieux à se déployer dans un lieu comme le 232 U, dont l’histoire pourrait entrer en résonance avec les mots doux-amers du texte, dont le poids de solitude aurait plus de place encore pour se déployer. L’écriture de Velibor Čolić nous parvient toutefois, rappelant avec délicatesse mais sans détours la nécessité de rester ouvert au regard de l’Autre sur soi, qui est une qualité éminemment théâtrale.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Manuel d’exil
Texte : Velibor Čolić
Adaptation et mise en scène : Maya Bösch
Avec Fred Jacquot-Guillarmod
Scénographie : Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka
Lumière : Laurent Junod
Son : Maïa Blondeau
Costumes : Gwendoline Bouget
Construction scénographie, Régie lumière : Lionel Haubois
Régie son : Michel Zurcher
Administration : Bureau de la joie !, Estelle Zweifel
Le spectacle a été crée en 2021 et a reçu le Prix Suisse des Arts de la scène 2022.
Manuel d’exil – comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić est publié aux Éditions Gallimard (2016).
Production : Compagnie Sturmfrei
Coproduction : Théâtre Saint-Gervais, Genève ; Manège Maubeuge, Scène Nationale transfrontalière ; Centre Culturel Suisse. On Tour
Tournée 2023-2024 avec le soutien de la République et du Canton de Genève, Pro Helvetia, Fondation Jan Michalski, Centre Culturel Suisse à Paris (CCS)
Durée : 1h15
T2G – Théâtre de Gennevilliers
Du 15 au 25 janvier 2024
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