À partir d’une archive du projet StarGate, développé par des scientifiques et des militaires américains à partir des années 1970, le jeune metteur en scène Victor Inisan orchestre une expérience scénique immersive hors des sentiers battus, où les forces de l’esprit s’associent aux pouvoirs du théâtre.
Opération Acoustic Kitty, programme Star Wars, projet « A119 »… De l’espionnage par chats interposés à la destruction de missiles grâce à des rayons laser, en passant par le bombardement de la Lune à l’aide d’une arme nucléaire, les ambitions militaires, spatiales et de renseignement développées par les camps américains et soviétiques durant la Guerre froide ont, à travers nos regards contemporains un tantinet résignés, de quoi faire sourire, tant ils paraissent relever de la pure science-fiction. Parmi ces projets un peu fous, le programme StarGate est, sans doute, l’un des plus symboliques dans sa façon de jouer avec les limites de l’entendement. Conduit à partir des années 1970 par le très sérieux Institut de recherche de Stanford, ce projet comptait mettre les pouvoirs du cerveau, et notamment le remote viewing, ou « vision à distance », au service du contre-espionnage. Concrètement, le renseignement américain entendait se servir des capacités de projection de plusieurs observateurs à distance, ou soldats-médiums, pour anticiper des manoeuvres militaires, localiser telle ou telle base, scruter des lieux réputés secrets, et ainsi avoir une longueur d’avance sur ses ennemis. Fermé par la CIA en 1995 faute de résultats suffisamment probants au regard des sommes colossales engagées, ce projet a, malgré tout, donné lieu à une série d’expériences, compilées dans 13 000 documents de travail aujourd’hui déclassifiés, dont l’enregistrement du 22 mai 1984, restitué par Victor Inisan dans Mars Exploration, fait partie.
En accès libre sur Internet depuis cinq ans seulement, cette archive retrace la session de travail du médium Joseph McMoneagle et de son instructeur, Frederick Holmes Skip Atwater, embarqués dans une expérience de vision à distance intersidérale. Loin d’explorer d’éventuelles cibles soviétiques des années 1980, cette séance est l’occasion d’un double voyage, dans l’espace et dans le temps, vers la planète Mars et dans une « période d’intérêt approximatif » d’1 million d’années avant Jésus-Christ. Tandis que Skip, réfugié derrière son bureau, égrène des coordonnées GPS – type « 80 degrés Sud, 64 degrés Est » – fournies par le militaire Harold Puthoff, McMoneagle doit, à la seule force de son esprit, savamment formé lors de séances précédentes par le spécialiste Robert Monroe, se diriger vers ces points d’intérêt et décrire ce qu’il y voit. Questionné par son guide, qui cherche toujours à obtenir, sans le brusquer, le plus de précisions possibles, le médium se met alors à dessiner un paysage martien, fait de roches ocres et de canyons, de trous circulaires entourés de montagnes et de tempêtes, mais aussi d’abris, de pyramides et bientôt d’êtres, a priori vivants, qui semblent attendre leur extinction.
Nécessairement fragmentaires, construits à partir de briques qui, assemblées, forment peu à peu un horizon, le texte de cette expérience, utilisé « au mot près » par Victor Inisan, a, une fois le scepticisme des débuts dépassé, quelque chose d’hypnotique. Dans sa structure répétitive, comme dans les formules ressassées à l’envi – des coordonnées géographiques aux douces injonctions du guide –, cette conversation a la capacité de déplacer le regard, de bousculer les attendus, voire de positionner son auditeur dans un état proche de la semi-conscience. D’abord empreinte d’une certaine radicalité, d’un caractère austère lié tant au matériau textuel brut qu’aux choix scénographiques d’un face-à-face dans la pénombre, la proposition du jeune metteur en scène se déploie progressivement, par bribes lumineuses, par touches sonores, à mesure que l’expérimentation conduite par les deux hommes prend de l’ampleur et gagne en consistance. Témoin d’une réelle maîtrise du plateau, sa mise en scène étonne dans sa manière, très fine, de ménager ses effets pour mieux en préserver la force.
Presque subrepticement, tel un cheminement qui, en même temps qu’il ouvre un monde, conduit le spectateur vers lui, l’expérimentation conduite par Joseph McMonaegle et Frederick Holmes Skip Atwater se meut en une expérience théâtrale hors de tout sentier battu, dont les spectateurs seraient les cobayes, et peut-être même, à leurs corps défendant, les acteurs. Grâce à l’atmosphère esthétique, et quasiment sensorielle, que Victor Inisan réussit à créer, la session de travail devient magnétique, envoûtante, et bientôt immersive dans sa façon d’englober non pas seulement le plateau, mais la salle entière. Si elle impose d’accepter les codes d’une telle démarche parapsychologique et de remiser tout esprit un peu trop cartésien qui tuerait le projet dans l’oeuf, elle peut compter sur le pas de deux millimétré de Frode Bjørnstad et Renaud Triffault qui, dans leurs dictions, l’une robotique, l’autre approximative, comme dans leurs postures, l’une cadencée, l’autre sous emprise, semblent, eux aussi, dans un état second. Au rythme de cette expérience, devenue rituel, on se surprend alors à y croire et à observer que, s’il n’y a peut-être pas, ou plus, de vie ailleurs, ce théâtre-là est, quant à lui, bel et bien habité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Mars Exploration
d’après une archive du projet StarGate
Mise en scène et création lumière Victor Inisan
Dramaturgie Nina Ayachi, Icare Bamba, Pascaline Défontaines, Victor Inisan
Avec Frode Bjørnstad, Renaud Triffault
Scénographie Clémence Mars
Création musicale Samuel Chabert
Vidéo Patryk Kaplita
Collaboration technique Boualeme Bengueddach, Ornella Lukac, Clarisse SebiloProduction Cie UltraComète
Coproduction Le Vaisseau – Fabrique artistique, Théâtre Municipal Berthelot-Jean Guerrin – Ville de Montreuil
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien de la Maison des Métallos, de La Générale, de La Fonderie – Le Mans, de la Ménagerie de verre, d’Au bout du plongeoir, de la Compagnie La Hutte et de la Ville de Rennes.Durée : 1h
Les Plateaux Sauvages, Paris
du 11 au 19 janvier 2024
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