Après Carmen, Jeanne Desoubeaux poursuit son exploration à mi-chemin entre opéra et théâtre avec une autre figure féminine d’envergure, sacrifiée sur l’autel des pulsions masculines, Esmeralda. Et créé un spectacle flamboyant et crépusculaire exhumant l’opéra oublié de Louise Bertin qui offre de somptueux arias à des interprètes admirables.
Rarement on aura vu scénographie aussi grandiose (superbe réalisation signée Cécile Trémolières éclairée par les lumières de Thomas Coux), épousant le volume impressionnant des Bouffes du Nord. Un ensemble d’échafaudages gigantesques rivalisant avec les murs décrépis du théâtre, bavant sur l’avant-scène où un îlot de tréteaux forme un plateau de fortune, évoquant les théâtres itinérants du Moyen-Age. Rosace, colonne et cloches, bâches blanches, complètent le tableau majestueux et campent une cathédrale en chantier, un labyrinthe d’escaliers cachés et d’alcôves à l’abris des regards, de niveaux à arpenter, où se jouera le drame à venir. Sous la voûte intemporelle des Bouffes du Nord, le décor semble sorti de l’architecture même du théâtre et nous accueille de toute sa hauteur. Une invitation à lever le regard, à méditer sur les couches successives de cette œuvre palimpseste qui traverse les âges.
Après Carmen, Jeanne Desoubeaux s’attache à une autre héroïne féminine sacrifiée du répertoire, pas si éloignée, dans le destin et la personnalité, de la gitane espagnole immortalisée par Bizet. Esmeralda, la bohémienne, la magicienne, la sorcière étrangère, imaginée par Victor Hugo dans son roman Notre Dame de Paris, également auteur du livret de cet opéra oublié composé par Louise Bertin, sa contemporaine, est l’épicentre de cette œuvre musicale catapultée dans notre XXIème siècle en pleine mutation. A l’heure où le féminisme ouvre les yeux sur les violences faites aux femmes et en fait une affaire de société, Jeanne Desoubeaux pointe du doigt les ravages de la passion masculine et de l’emprise qui ont raison de la vie d’une jeune femme trop libre pour être tolérée. Exit la romantisation de l’amour, la version Disney édulcorée est très loin de la fable et la metteuse en scène revient à la source de l’intrigue première. Esmeralda paye cher de n’appartenir à personne, paye cher la fascination qu’elle exerce, paye cher sa beauté et sa liberté. Elle finira brûlée sur un bûcher en une scène finale sublime, nimbée de fumée et de braises virevoltantes, transcendée par la complainte immortelle de la demoiselle en chemise de nuit blanche.
Mais en attendant, elle est bel et bien vivante, incarnée avec brio dans un mélange de grâce et d’aplomb par Jeanne Mendoche, soprano au timbre enchanteur, angélique et charnelle. La partition originelle a été arrangée avec doigté par Benjamin d’Anfray, au piano et à la direction musicale, pour un orchestre réduit (merveilleux ensemble Lélio), installé à jardin, qui n’hésite pas à intervenir dans l’action, à prendre parti, à s’immiscer. Piano, violon, violoncelle, clarinette et basson, la formation, dans son épure et son originalité, apporte un contrepoint de légèreté au faste de la scénographie qui en met plein les yeux, à la modernité forcenée du jeu, physique et mobile, à la plénitude des voix lyriques, puissantes et veloutées. L’imbrication des musiciens à la narration permet un mouvement d’ensemble fédérateur et créé une franche symbiose entre musicalité et théâtralité. Car l’hybridation est au cœur de cette adaptation flamboyante et ambitieuse, qui tire l’opéra vers le théâtre, mélange les disciplines autant que les sources et les époques.
Hybridation à l’œuvre dans les costumes (créations foisonnantes d’Alex Costantino) qui nous plongent d’emblée à l’intersection du Moyen-Age, du XIXème et d’aujourd’hui, dans un préambule orgiaque et décadent, punk et sexy, hérité des cabarets berlinois d’après-guerre et de ses exubérances exutoires. Fraises et tulle côtoient jupes écossaises débraillées et haut de forme décati, perruques extravagantes et couronne en carton, combinaison lamée or, pantalons de cuir et bottines en vinyle noir à plateforme. Une esthétique baroque et sado-maso qui joue sur les matières, les coupes, les couleurs et les volumes pour faire de cette fête des fous place de Grève où pleuvent les confettis autant que les pulsions débridées, les grimaces grotesques et les corps déguisés, un carnaval d’hier et d’aujourd’hui, une cour des miracles éruptive reliant les époques et les styles.
Un monsieur loyal aux airs de bonimenteur tout droit sorti d’un conte d’antan se charge de la narration. Interprété par Arthur Daniel, il se nomme Clopin Trouillefou et son nom est déjà un programme qui en dit long. Volubile et beau parleur, se situant à la lisière du récit, le verbe haut et la présence fière, il nous en transmet la teneur, les tenants et les aboutissements mais délaisse cependant toute implication émotionnelle et le drame narré semble ne pas l’atteindre vraiment. Pris dans les mailles de l’intrigue, dans les affres de la passion envahissante et de la violence de leur désir, Christophe Crapez en Quasimodo, Renaud Delaigue en Frollo, Martial Pauliat en Phoebus forment une distribution haut de gamme. Aussi doués dans le jeu que dans le chant, ils s’emparent de leur personnage avec conviction et élan. Renaud Delaigue est un Frollo austère et transi d’amour bouleversant, Christophe Crapez un Quasimodo discret et émouvant. Quant à Martial Pauliat, il donne à Phoebus corps, sensualité et mouvement, dans une partition physique aussi éblouissante que ses envolées vocales. Si dans sa trame globale, le récit peine à se nouer, un peu dilué dans la prolifération des apparats, si les rapports entre les personnages ne sont pas toujours clairs, on ne doute pas qu’avec quelques représentations dans les jambes, le spectacle trouve son rythme de croisière et son liant.
Mais l’opéra de la compositrice Louise Bertin est là, dans toute sa magnificence expressive, offrant des duos de toute beauté, notamment lors de la rencontre entre Phoebus et Esmeralda ou de la visite de Frollo dans le cachot. Le mariage des voix est délectable, les images sont saisissantes et l’ambiance médiévale impeccable. On est pris dans cet enchevêtrement d’éléments, ces imaginaires réunis, qui ensemble, en se frictionnant, libèrent lyrisme et fiction et leur capacité à résonner ici et maintenant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Esmeralda
Opéra de Louise Bertin
Sur un livret de Victor Hugo
Mise en scène Jeanne Desoubeaux
Direction musicale et arrangements Benjamin d’Anfray
Avec Christophe Crapez, Arthur Daniel, Renaud Delaigue, Jeanne Mendoche, Martial Pauliat
Ensemble Lélio
Benjamin d’Anfray Piano romantique
Lucie Arnal Violoncelle
Roberta Cristini Clarinette
Marta Ramirez Violon
Aline Riffault Basson
Et un enregistrement du Chœur de l’Opéra Grand AvignonSpectacle déconseillé aux moins de 13 ans
Certaines scènes, notamment de violences sexuelles, peuvent heurter la sensibilité du publicDurée du spectacle : 2h
Du 17 novembre au 3 décembre 2023
Au Théâtre des Bouffes du Nord, ParisLe 9 décembre 2023
Opéra Grand AvignonLe 18 janvier 2024
Centre d’Art et de Culture de MeudonLe 2 février 2024
Opéra de VichyLes 30 et 31 mars 2024
Opéra de Tours
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