Artiste formée au Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, Jeanne Mordoj offre avec Foraine, sa nouvelle création, une plongée dans son univers riche et singulier.
Cela fait plus de vingt ans que Jeanne Mordoj creuse son sillon : celui d’un théâtre à la croisée de multiples arts (cabaret, arts du cirque, etc.) agrégeant les disciplines (contorsions, jonglage, ventriloquie, dessins, etc.). Et c’est peu de dire que Foraine, tout en puisant dans les racines et l’imaginaire des univers forains, prolonge une recherche aussi inventive que joyeuse, généreuse que singulière. Pour cette proposition née aux Deux scènes – scène nationale de Besançon accompagnant Jeanne Mordoj et sa compagnie BAL de longue date –, la désertion des conventions théâtrales s’effectue avant même l’entrée en scène : accueilli par Jeanne Mordoj et Harry Holtzman (interprète et collaborateur artistique de Foraine) dans le hall, le public est invité à se déchausser et à laisser ses affaires sur des chaises bordant l’accès à la salle et aux gradins. Pendant que chacune et chacun prend place dans les gradins, une petite musique japonisante tourne en boucle, cette ritournelle lancinante déraillant comme le ferait un vinyle rayé. Comprenez que les choses ne se passeront peut-être pas forcément comme attendu …
Foraine débute alors par un étrange ballet. Au centre de la scène, ceinturée par des boîtes et autres espaces à entre-sorts, une structure gonflable blanche translucide va progressivement se gonfler. D’inerte elle en vient à se mouvoir, évoluer, tanguer, à approcher dangereusement les gradins. L’atmosphère composée d’une musique sourde et de douces lumières accentue la sensation de découvrir un être étrange, qui par sa taille massive et la fragilité de sa matière suscite un sentiment ambivalent, entre attraction et légère inquiétude. Le temps s’étire, la perception se trouble face à quelque chose d’aussi immense que léger, ludique que sensible. Approchant de cette bulle carrée telle une dompteuse, Jeanne Mordoj commence à dessiner sur ses parois extérieures. Par des gestes vifs et précis, elle esquisse en quelques traits avec ses mains des personnages, êtres en mouvements dont la facture évoque un lointain art pariétal.
Après cette séquence, le public rejoint la scène et à l’exception d’un seul numéro, tous ceux qui suivront se dérouleront sur le plateau. Cette invitation à franchir la rampe, frontière symbolique séparant scène et salle participe du déplacement qu’opère Foraine. Nous, spectatrices et spectateurs, sommes invités à déambuler au gré de nos envies pour découvrir – voire, participer – aux entre-sorts de ce monde forain. Parmi les différents espaces aménagés, il y a la boîte avec de multiples œilletons à l’intérieur de laquelle sont projetés deux films (sur deux faces de ladite boîte). Il y a le spectacle de « l’homme presque sauvage presque parfait » réalisant des prouesses physiques dans une immense proximité avec le public. Il y a le diseur de bonne aventure du moment. Il y a la femme qui vous tire le portrait ou celle, encore, qui vous tatoue le corps. Il y a cette collection de poupées de chiffons semblant s’animer et être traversées de sentiments différents au gré de la création lumières. Etc.
L’on retrouve ici les codes des arts forains, soit la légèreté formelle permettant l’itinérance, la modestie des matériaux (tissus, bois, feutre, etc.), le goût de la transgression et du mélange des genres, la souplesse dans les formes, la présence de monstres, le lien direct avec le public. Résonne également l’évocation de ce qui caractérise le forain (nées dans les foires soit dans des lieux dévolus initialement à des activités marchandes, ce n’est qu’au XIXe siècle que les attractions foraines deviennent centrales dans ces espaces), soit la proposition d’attractions travaillant avec les émotions : attirance, inquiétude, surprise, trouble – chacune d’elles étant réversible et pouvant autant susciter la peur que le rire.
Mais si la parentèle est là, revendiquée, affirmée, l’art déployé avec virtuosité par Jeanne Mordoj et ses deux acolytes Harry Holtzman et Aimé Rauzier porte également toute la singularité de l’artiste. L’on y retrouve les œufs (avalés tout ronds, objets de jonglage ou éléments permettant d’enduire de plumes un comparse) – les poules et autres cocottes étant d’ailleurs largement présentes que ce soit dans l’univers musical signé Mathieu Werchowski ou dans des films – ; les poupées de chiffon ; le travail d’équilibre avec de modestes éléments. Charmant par sa cohérence et son inventivité, séduisant par la pluralité d’émotions qu’il convoque, cet univers interpelle également par sa façon de travailler les regards et la question de la cruauté. Les regards (entre artistes et public comme entre spectateurs) à travers les multiples dispositifs de monstration – nous renvoyant à la question de ce que l’on regarde et comment – ; la cruauté dans un final aux accents comique qui, s’il gagnerait en puissance à être un peu plus ample, renvoie le public à cette étrange et complexe position qu’est parfois celle du spectateur, entre passivité, implication et complicité.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Foraine
Conception, création des œuvres plastiques Jeanne Mordoj
Cie BalAvec
Harry Holtzman,
Jeanne Mordoj,
Aimé RauzierCollaboration artistique Harry Holtzman
Réalisation de la scénographie Ann Williams
Création musicale Mathieu Werchowski
Réalisation des costumes Florence Bruchon, France Chevassut
Création lumière et régie Manu Majastre
Création photographique Marie Frécon
Cheffe opératrice vidéo Olga Widmer
Construction décor et accessoires Mathieu Delangle et l’atelier des 2 Scènes, Scène nationale de Besançon
Fabrication de la structure gonflable Dynamorphe
Automatisation des entre-sorts Loïs Drouglazet
Régie générale et régie plateau Pauline LamacheRésidences La Madeleine, scène conventionnée de Troyes / Les 2 scènes, scène nationale de Besançon / TANDEM, scène nationale Arras-Douai / Le Carré Magique, pôle national des arts du cirque de Bretagne Lannion-Trégor / Théâtre 71, scène nationale de Malakoff / La Brèche, pôle cirque de Normandie Cherbourg. Production Compagnie BAL. Coproduction Les 2 scènes, scène nationale de Besançon / La Madeleine -scène conventionnée d’intérêt national de Troyes / Le Carré Magique, pôle national cirque en Bretagne – Lannion Trégor / La Plateforme 2 pôles cirque en Normandie, La Brèche à Cherbourg et Le Cirque-Théâtre d’Elbeuf.
Dès 8 ans — Tous Publics
Durée 1h10
Les deux scènes, scène nationale de Besançon
Espace – place de l’Europe
Du mercredi 27 septembre au dimanche 8 octobre 2023
27 septembre – 19h
28 & 29 septembre – 20h
30 septembre & 1er octobre – 15h & 19h
4 octobre – 19h
5 & 6 octobre – 20h
7 & 8 octobre – 15h & 19h17 au 19 novembre 2023
Festival Micro Mondes – TNG – CDN de Lyon28 novembre au 2 décembre 2023
La Maison-Nevers, scène conventionnée Art en territoire8 au 13 décembre 2023
Tandem, scène nationale Arras-DouaiDu 11 au 14 janvier 2024
Le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, pôle cirque en NormandieDu 5 au 7 avril 2024
Le Carré Magique, pôle national cirque en Bretagne – Lannion Trégor
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !