Tandis que le compositeur Simon Steen-Andersen s’amuse à inventer une suite bien lourdingue au Don Giovanni de Mozart en traquant le personnage dans les tréfonds des Enfers, Joris Lacoste et l’ensemble HYOID voices éblouissent avec une mise en espace immersive d’A-Ronne de Luciano Berio.
Le festival de musique contemporaine et expérimentale strasbourgeois, qui fête ses quarante ans, s’est ouvert ce week-end avec un nombre déjà important de propositions dont une inclassable création donnée à l’Opéra national du Rhin. Don Giovanni aux Enfers a pour intérêt de commencer là où s’arrête le chef-d’œuvre que Mozart consacre au séducteur invétéré. Ouverte sur l’accord foudroyant dont la tonalité en ré mineur (qui est aussi celle du Requiem) annonce l’imminent châtiment mortel du « dissoluto punito », la représentation permet au moyen d’un effet spectaculaire – le décor traditionnel de palais rococo du XVIIIᵉ siècle s’élève vers les cintres pour figurer la Catabase – de dévoiler ce qu’il advient du héros une fois arrivé dans les profondeurs de l’abîme. Don Giovanni interprété par le jeune baryton Christophe Gay (charmante juvénilité, accent un peu punk rebelle, mais problème de justesse et d’intonation) pénètre dans un monde interlope où il rencontre une galerie de personnages tout aussi moralement contestables et contestés.
Livret et partition sont concoctés avec une certaine verve sur le principe du collage. Simon Steen-Andersen se sert de presque 400 ans de répertoire lyrique pour convoquer en pagaille des figures démoniaques légendaires (les Mephisto de Gounod, Berlioz et Boito, les Macbeth et Iago de Verdi, le Hollandais volant de Wagner etc). Il en extrait une quantité vertigineuse de citations opératiques, parfois très courtes, autant d’emprunts qu’il tisse, malaxe, remastérise à l’envi, parfois à la sauce heavy metal ou musique techno. Les nombreuses références s’accumulent et se télescopent de façon incessante et lassante. Visiblement amateur de musique savante comme de pop-culture, il fait aussi s’insérer par trois fois un intermède intitulé « L’enfer a un incroyable talent », sorte de parodie d’une émission de télécrochet introduite sur le célèbre motif monteverdien devenu générique télé.
Et voilà comment ce qui s’annonçait être un projet stimulant vire assez vite du côté de l’anecdote grotesque, au point de susciter beaucoup d’agacement. Musicalement, mais aussi scéniquement, la chose est très épaisse et sens dessus dessous. Car Simon Steen-Andersen assure aussi l’aspect visuel de la création (mise en scène d’un kitsch outré et réalisation vidéo sans mesure). Le principe de la mise en abyme sur lequel repose le spectacle réaffirme le goût de l’artiste pour le mélange et le désordre. De nombreuses projections conduisent dans les recoins et souterrains du théâtre éclairé à la manière d’un night-club où se déroule entre autres une orgie dont Dom Juan ne ressortira pas indemne. Sur scène, parmi une faune de créatures hybrides, deux Catwoman vengeresses entendent bien faire sa fête à l’abuseur de femmes qui finira déculotté et à son tour malmené.
Un autre espace opaque et grouillant attend les spectateurs venus (re)découvrir cette fois un jalon de la musique moderne : A-Ronne du compositeur italien Luciano Berio. Conçue pour une diffusion radiophonique, l’œuvre bénéficie d’une approche inédite grâce à l’installation imaginée par Joris Lacoste. D’une simplicité, et même d’une pureté, admirable, son dispositif permet non plus de simplement écouter mais de véritablement vivre, éprouver, l’opus présenté. En déambulant, à sa guise, et sans aucun inconfort, dans le Hall Grüber du TNS nimbé d’un crépuscule postapocalyptique, de brume nébuleuse et d’halos sépulcraux qui petit à petit laissent place à la couleur, le public découvre un écrin qui s’apparente à des limbes comateuses. Formant une communauté anonyme à l’affut de bribes de de sons d’une étrange poésie (bruits, allitérations, vociférations, courtes mélodies) précisément énoncés par des chanteurs-performeurs qui font s’adjoindre tout en souplesse le geste au mot. La proposition est à la fois minimaliste et hypersensible. Grâce au rapprochement opéré entre les corps en présence et à la proximité évidente entre l’auditeur et l’œuvre écoutée favorisée par l’utilisation du casque, elle rend pleinement justice à la beauté singulière du matériau musical réglé au cordeau. L’expérience intensément hypnotique est à revivre à la Maison des arts de Créteil en novembre prochain.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Don Giovanni aux enfers
Création mondiale
Mise en scène, décors, vidéo, lumières
Simon Steen-AndersenDirection musicale
Bassem AkikiCostumes
Thibaut WelchlinChef de Chœur de l’Opéra national du Rhin
Hendrik HaasAvec
Une Ombre, Alecto, Francesca, etc.
Sandrine BuendiaDonna Elvira, Tisiphone, Eurydice, etc.
Julia Deit-FerrandFaust, Une Parque, Dante, etc.
François RougierDon Giovanni, le Hollandais, Orphée, etc.
Christophe GayLe Commandeur, Polystophélès
Damien PassLeporello, Charon, Scarpia, etc.
Geoffroy BuffièreIctus, Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg
Commande de l’Opéra national du Rhin et de Musica, festival international des musiques d’aujourd’hui de Strasbourg.
Coproduction avec l’Opéra de Copenhague, le festival Musica et La Muse en Circuit, Centre national de création musicale.
Aller-retour aux enfers lyriques en un acte.
Dans le cadre du festival Musica.En plusieurs langues
Surtitré en français, allemandStrasbourg
Opéra
du 16 au 21 septembre 2023A-Ronne
musique | Luciano Berio
direction artistique et mise en scène | Joris Lacoste
prologue électronique | Sébastien Roux
chorégraphie | Claire Croizé
lumières et scénographie | Florian Leducdirection musicale | Filip Rathé
HYOID
Esther Rispens, Naomi Beeldens, Ellen Wils, Fabienne Seveillac, Andreas Halling, Eymeric Mosca, Arnout Leems, Pascal Zurekco-conception artistique | Fabienne Seveillac
son | Patrick Delges
ingénieurs du son | Camille Lézer, Marjolaine Carme
régie générale | Jan-Simon De Lille
costumes | Anne-Catherine KunzHall Grüber (TNS)
sam 16 sept – 18h30
dim 17 sept – 18h30MAC – Maison des arts de Créteil, Biennale Némo
10 novembre 2023
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