Les yeux toujours grand ouverts sur le monde et ses atrocités, le metteur en scène Kirill Serebrennikov signe avec Der Wij (Le Vij) d’après Gogol, une sidérante et suffocante évocation de la guerre présentée en clôture du Printemps des Comédiens à Montpellier.
A peine un an après que la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine, le metteur en scène dissident Kirill Serebrennikov, qui vit désormais exilé en Allemagne, adaptait au Thalia Theater de Hambourg, une version très personnelle et saisissante d’un court récit fantastique de Gogol paru en 1835 mais dont l’adaptation qu’il cosigne avec un jeune dramaturge ukrainien, Bohdan Pankrukhin, résonne d’une manière radicalement contemporaine. L’énigmatique Vij qui donne son titre à l’ouvrage et appartient au folklore populaire slave est une espèce d’esprit du mal absolu. Les ukrainiens désignent sous ce nom une créature monstrueuse qui dissimule, sous d’épaisses et lourdes paupières, un regard mortel qui anéantit celui qui le croise. Serebrennikov fait de cette terrible figure une allégorie de la guerre et de l’aveuglement contre lesquels il lutte obstinément.
Dans un espace scénique oppressant d’étroitesse et de noirceur – une sorte de cave aux murs noirs défranchis et criblés de balles – s’installe d’emblée une violence à la fois sourde et criante, d’autant plus insoutenable qu’elle n’est que peu visible. L’alimentation électrique ayant été coupée, seuls les minces faisceaux lumineux de lampes de poches vacillantes éclairent la pièce. Sous un manteau crasseux, un soldat gît au sol. Il demeure séquestré, humilié, maltraité par une famille de villageois ennemis et assaillis. Trois jeunes hommes animés de vengeance listent nerveusement les sévices physiques et mentaux qu’ils pourraient attenter à leur prisonnier et s’interrogent sur le sort qu’ils vont lui réserver. Le violer ? Le liquider ? Der Wij questionne cette insoutenable propension qu’ont ou pas les hommes à s’entretuer. Ce cauchemar éveillé est momentanément adouci par la soif de beauté qu’expriment oppresseurs et victimes en jouant quelques extraits de Roméo et Juliette de Skakespeare qui s’offrent comme de maigres mais vibrantes échappées poétiques. Un autre passage, plein d’une glaçante ambivalence, tente en vain de désamorcer la gravité de la situation à la manière d’un show avec boule à facettes et participation du public.
Après Le Moine noir présenté dans la Cour d’honneur du palais des papes au festival d’Avignon l’été dernier, Der Wij a quelque chose d’encore plus fort et percutant. Il se présente probablement comme le spectacle le plus noir et le plus violent qu’a réalisé à ce jour Serebrennikov. La puissance brute des comédiens russo-ukrainiens-allemands n’y est pas pour rien. Leur jeu frappant de justesse et d’engagement confine parfois à la folie et la bestialité. Hantée par la mort et la destruction, la pièce oscille entre des tableaux hyperréalistes et des visions diaboliquement hallucinées. Si elle heurte et éprouve la sensibilité des spectateurs auxquels rien de la cruauté et de la crudité du sujet n’est finalement épargné, c’est pour mieux l’exhorter à ne pas détourner son regard et sa vigilance face à l’inhumanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Der Wij
de Bohdan Pankrukhin et Kirill Serebrennikov
traduit par Kyra Heye
inspiré d’une histoire de Nikolai Gogol
Avec : Filipp Avdeev, Bernd Grawert, Johannes Hegemann, Pascal Houdus, Viktoria Miroshnichenko, Falk Rockstroh, Rosa Thormeyer et Oleksandr YatsenkoRéalisateur, scène et costume : Kirill Serebrennikov
Assistante à la mise en scène : Elena Bulochnikova
Costumes : Shalva Nikvashvili
Musique : Daniel Freitag
Chorégraphie : Ivan Estegneev et Evgeny Kulagin
Lumière : Sergej Kuchar
Dramaturgie : Matthias Günther
Traduction : Kyra HeyeProduction : Thalia Theater, à Hambourg
Avec le soutien de : la Fondation Körber-Stiftung ; la fondation ZEIT-Stiftung ; la Fondation Rudolf Augstein Stiftung ; la Fondation culturelle de Hambourg et La Fondation Mara et Holger CassensDurée 2h
Printemps des Comédiens 2023
Domaine d’O – Théâtre Jean-Claude Carrière
16 et 17 juin à 19h30
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