En s’affranchissant de toute limite, la metteuse en scène brésilienne plonge les spectateurs du 77e Festival d’Avignon dans les abîmes de la violence.
Il fallait être patient (ou prévoyant) pour assister le jeudi 6 juillet au soir à la première de A Noiva e o Boa Noite Cinderela de la Brésilienne Carolina Bianchi. Une longue file de spectateurs longeait les abords du Gymnase du lycée Aubanel d’Avignon, traduisant l’attente suscitée par ce spectacle à bien des égards hors du commun. Durant 2h30, la metteuse en scène et les membres de son collectif Cara de Cavalo ne se refusent rien, et encore moins l’éventualité de choquer, heurter ou bouleverser le public – le spectacle est en ce sens fortement déconseillé aux moins de 18 ans. Car il faut de l’audace pour montrer et dire ce dont il est question dans cette pièce : A Noiva e o Boa Noite Cinderela, premier chapitre d’une trilogie intitulée Cadela Força, traite de viol, d’agressions sexuelles, de mutilations et autres violences exercées à l’encontre des femmes artistes.
Comme porte d’entrée dans ce vaste programme qui s’annonce d’emblée éprouvant, Carolina Bianchi a choisi le mode de la conférence. La metteuse en scène tient elle-même le micro, énonçant durant 50 minutes, seule, dans un décor immaculé et sobre, une multitude de violences survenues à différentes époques et dans différents contextes avec pour point commun une indicible cruauté envers la gent féminine. De cette énumération fleuve et captivante, parfois teintée d’humour, qui forme la première partie du spectacle, surgit une figure disparue en 2008 à l’âge de 33 ans : Pippa Bacca (de son vrai nom Giuseppina Pasqualino di Marineo), violée puis assassinée en Turquie. L’artiste italienne était engagée avec son amie Sylvia Moro dans un périple, le « Brides on tour » (« Les mariées en tournée »), avec pour objectif d’unir les différents peuples et nations sous le signe de la paix. Se déplaçant uniquement en autostop, Pippa Bacca voyageait habillée en robe de mariée blanche, comme porte-drapeau pacifique. Partie de Milan pour rallier Israël, son chemin s’interrompt brutalement, dans des conditions, là encore, plus qu’effroyables. En perpétuel questionnement, Carolina Bianchi interroge la nature de ce projet et la naïveté dont a fait preuve, selon elle, Pippa Bacca. La metteuse en scène brésilienne entretient une relation de détestation vis-à-vis de la performeuse italienne, fustigeant l’irresponsabilité de son geste, même si la pièce laisse entrevoir dans le même temps un soupçon d’admiration.
Carolina Bianchi se met d’ailleurs elle aussi en danger à travers son propre spectacle, bien que les conséquences soient contrôlées. L’artiste s’inflige de revivre sur scène l’état dans lequel elle était plongée avant son agression (dont on ne saura que peu de choses) et ingère, devant témoins, une pilule de 10 mg de « bonne nuit Cendrillon », nom donné au Brésil à la drogue du violeur. Par cette entreprise, Carolina Bianchi tente « la résurrection d’un souvenir personnel enfoui du fait de sa violence », comme le précise le programme de la salle. L’artiste s’engouffre alors dans un état de sommeil éveillé, accédant à une zone grise de sa mémoire où se cachent d’hypothétiques traces de son expérience traumatique.
Dès les premiers effets ressentis de « boa noite Cinderela », la metteuse en scène interrompt sa conférence, et s’éclipse au profit des membres de son collectif qui investissent le plateau. La représentation prend un tournant radical. La parole directe s’éteint. Ne restent plus que les mots diffusés sur les écrans et les gestes des performeurs pour poursuivre le récit engagé. Caroline Bianchi traverse le reste de la représentation allongée sur un matelas, inconsciente. Autour d’elle, le plateau s’élargit, multipliant sa surface par trois, et révèle un univers qui frôle le psychédélisme, avec ces squelettes, ces tas de terre, et la voiture stationnée en fond, dont la plaque porte l’inscription « fuck catharsis. »
Sans crier gare, les acteurs-performeurs de A Noiva e o Boa Noite Cinderela font basculer le public vers une atmosphère froide, trash, où toutes les barrières de la bienséance cèdent les unes après les autres. Les effets visuels, sonores et performatifs saturent l’espace scénique, déroutant davantage encore le public déjà noyé sous les multiples sources de stimulation. Par la création de cette confusion, Carolina Bianchi pose les conditions d’une énigme sans y définir de solution. La metteuse en scène éreinte au passage certains slogans féministes, ainsi que les réponses aux violences apportées par la société que l’artiste juge inadaptées. La fin du spectacle touche le point culminant d’une démarche poussée à l’extrême. Devant le foisonnement de réflexions, d’images et de sensations, difficile de saisir d’emblée la pleine portée de ce premier volet. Malgré cela, une chose demeure certaine. En s’emparant du rôle politique du théâtre, l’artiste brésilienne et son brillant collectif redonnent des couleurs à un art par trop souvent chétif et vierge de toute aspérité…
Kilian Orain – www.sceneweb.fr
A Noiva e o Boa Noite Cinderela
Capítulo 1 da Trilogia Cadela Força
Texte, conception, mise en scène, dramaturgie Carolina Bianchi
Avec Larissa Ballarotti, Carolina Bianchi, Blackyva, José Artur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheus
Traduction pour le surtitrage Luisa Dalgalarrondo (anglais), Thomas Resendes (français)
Dramaturgie et recherche Carolina Mendonça
Direction technique, musique originale, son Miguel Caldas
Lumière João Rios
Scénographie Luisa Callegari
Vidéo Montserrat Fonseca Llach
Costumes Carolina Bianchi, Luisa Callegari, Tomás Decina Collaboration artistique Tomás DecinaProduction Carolina Bianchi y Cara de Cavalo, Metro Gestão Cultural (Brésil)
Coproduction Festival d’Avignon, KVS Brussels, Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne, Frascati Producties (Amsterdam)
Avec le soutien de Fondation Ammodo, DAS Theatre Master Program, 3 Package Deal of the AFK – Amsterdams Fonds voor de Kunst, NDSM, Over het IJ Festival, Kaaitheater (Bruxelles)
Résidence La FabricA du Festival d’AvignonDurée : 2h30
Vu en juillet 2023 au Festival d’Avignon
Théâtre Vidy-Lausanne
du 9 au 11 octobre 2024La Villette, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 6 au 8 novembre
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