Au Festival d’Avignon, le facétieux metteur en scène célèbre avec panache la réouverture de la Carrière de Boulbon, et offre une traversée à la fois décalée et envoûtante du foisonnant triptyque de Jérôme Bosch autant que du travail qu’il mène depuis 20 ans aux commandes de son Vivarium Studio.
Il faut la voir cette jolie bande de pieds nickelés débouler dans la Carrière de Boulbon à la manière de chiens fous dans un jeu de quilles. À l’arrière d’un bus en rade qu’ils poussent pour tenter de le garer au mieux, ils semblent, dans leur attirail vestimentaire, comme dans leur audace capillaire, tout droit sortis des années 1970. A-t-on affaire à des voyageurs dans le temps venus de la période hippie ? À d’irréductibles nostalgiques les pieds ancrés dans notre présent ? Ou à des individus originaires d’un futur plus ou moins proche – et dévasté ? – qui chercheraient, le temps d’une escapade, à ressusciter une époque bénie ? À l’image des humains dépeints dans le triptyque de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, dont Philippe Quesne s’inspire pour cultiver le sien, ces êtres-là sont, en tous cas, perdus dans une transition aux contours un peu flous, mouvants, évolutifs, et paraissent mener à bien un projet sur lequel, évidemment, ils ne piperont mot.
Après avoir contemplé la Carrière de Boulbon, qui rouvre sublimement et dans son plus simple appareil, après sept ans d’absence et d’importants travaux de sécurisation, les voilà qui empoignent une pelle et une pioche pour creuser le sol et y déposer un œuf qu’ils entendent célébrer. Armés d’une guitare, d’un tambourin et de plusieurs flûtes à bec, on les observe alors, avec émotion et gourmandise, s’adonner à un rite qui en dit long. Si les instruments sonnent faux, si leurs pas de danse sont risibles, tous affichent la conviction sincère, et poignante, des néo-convertis, de ceux qui ne lâcheront rien tant que leur mission n’aura pas été accomplie. S’ensuit alors, comme toujours chez Philippe Quesne, une vaste collection de moments plus iconoclastes les uns que les autres où, d’un rituel dansé à l’intérieur du bus à une séance de lecture en ovale, d’un tour de chant foireux à une mise à l’abri à cause de l’orage, tous les individus sont mis au service du collectif pour en devenir les rouages essentiels, et nourrir une ambition dévorante dont ils sont les architectes autant que les marionnettes.
Mi-sectaires à la botte d’un œuf prometteur, mi-artistes en phase de construction d’un spectacle, ces hippies chics prennent en réalité appui sur le chef d’oeuvre foisonnant de Jérôme Bosch pour en faire leur propre miel. Œuvre fascinante exposée au Musée du Prado de Madrid, elle renferme, une fois sa dimension paradis-purgatoire-enfer évacuée, un substrat science-fictionnel où l’importance des humains paraît somme toute assez relative. À l’organisation un peu trop stricte du Jardin d’Eden, succède un volet central où les femmes et les hommes, pris dans un délire orgiaque, communient avec une Nature luxuriante et dominante, composée de fruits, de poissons et d’oiseaux frappés de gigantisme. Tableau aux mille et un niveaux de lecture en fonction des angles de vue, il offre à Philippe Quesne et à sa bande d’explorateurs-troubadours un immense terrain de jeu dont, à travers des livres, des récitations, des poses, des numéros d’équilibriste avec une échelle ou un show à base de moule géante, ils s’emparent avec délectation, et par lequel ils se font peu à peu happer.
Ode à la nature, et à sa puissance, célébration de la Carrière de Boulbon qui devient progressivement la pièce maîtresse du spectacle – à tel point qu’on en vient à se demander comment il évoluera à l’occasion de la tournée qui s’annonce – grâce à des effets scénographiques, visuelles et sonores, qui la magnifient, cette traversée singulière est aussi sous-tendue, au-delà des textes originaux de Laura Vasquez et des extraits d’oeuvres de Georges Perec, Dante, Patti Smith, William Shakespeare ou encore Jan Van Ruysbroeck, par une série de références au travail que Philippe Quesne conduit depuis 20 ans à la tête de son Vivarium Studio. Dans la façon de faire de l’art avec trois bouts de ficelle, dans le véhicule qui tombe en panne, dans l’avalanche de squelettes qui ruissellent sur le haut mur de pierres, pour ne citer qu’eux, ses plus fidèles spectateurs pourront respectivement reconnaître le processus créatif de L’Effet de Serge, la voiture brinquebalante de La Mélancolie des dragons et les projections vidéo de Fantasmagoria. Tant et si bien qu’à l’habituelle mélancolie douce du metteur en scène se mêle une sensation de nostalgie joyeuse liée à une forme de retour aux sources.
Mus par cette légendaire bienveillance, qui fait tout le charme du théâtre du metteur en scène, les comédiennes et comédiens, fidèles comme nouveaux venus dans sa troupe, s’affairent alors chacun à leur endroit pour donner naissance à un tableau scénique qui fourmille d’idées et de pitreries. Grâce à leurs rapports humains, trop humains, fondés sur une horizontalité qui permet aux suiveurs d’un moment de devenir les guides du suivant, et impose l’intelligence collective comme moteur de la création artistique, Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud et Gaëtan Vourc’h endossent, avec maestria et espièglerie, leurs rôles de touristes-intellectuels-naturalistes-archéologues-géologues-anthropologues – et on en passe –, capables de tracer un chemin vers un ailleurs où, sans connaître la destination, on se laisse, avec un immense plaisir teinté de bonheur enfantin, volontiers embarquer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Jardin des délices
Conception, mise en scène et scénographie Philippe Quesne
Avec Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc’h
Textes originaux Laura Vazquez
Autres textes de Georges Perec, Dante, Patti Smith, William Shakespeare, Jan Van Ruysbroeck
Costumes, sculptures Karine Marques Ferreira
Collaboration scénographie Élodie Dauguet
Dramaturge Éric Vautrin
Assistanat à la mise en scène François-Xavier Rouyer
Collaboration technique Marc Chevillon
Son Janyves Coïc
Lumière Jean-Baptiste Boutte
Vidéo Matthias Schnyder
Accessoires Mathieu DorsazProduction Vivarium Studio, Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction Festival d’Avignon, Ruhrtriennale (Allemagne), Athens Epidaurus Festival, Tangente St. Pölten Festival für Gegenwartskultur (Autriche), Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, Maison de la Culture d’Amiens Pôle européen de création et de production, Les 2 Scènes Scène nationale de Besançon, Centro dramatico nacional Madrid (Espagne), MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne, Kampnagel (Hambourg), Festival Next (Lille-Kortrijk-Tournai et Valenciennes), Scène nationale Carré-Colonnes Bordeaux-Métropole, National Theater and Concert Hall Taipei (Taïwan)
Résidences La FabricA du Festival d’Avignon, La Carrière de Boulbon, Théâtre Vidy-Lausanne
Avec le concours de la ville de BoulbonDurée : 1h55
Festival d’Avignon 2023
Carrière de Boulbon
du 6 au 18 juillet, à 21h30Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
du 26 septembre au 5 octobreMaillon Théâtre de Strasbourg, Scène européenne
les 12 et 13 octobreMC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 20 au 25 octobreMaison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production, dans le cadre du Festival Next
les 23 et 24 novembreThéâtre du Nord, CDN Lille-Tourcoing-Hauts-de-France, avec La Rose des Vents – Villeneuve d’Ascq, dans le cadre du Festival Next
du 29 novembre au 1er décembreCarré-Colonnes Bordeaux-Métropole
les 5 et 6 avril 2024
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